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LA MORT DU PHÉNIX


Poésie / Poémes d'Denis Diderot





Tandis que Diderot dramaturge remportait, au cours de l'hiver 1758-1759, un succès très considérable, Diderot l'encyclopédiste se portait mal. La crise était devenue chronique dans les affaires de VEncyclopédie. La démission de d'Alembert avait grandement retardé l'impression du volume VIII au moment même où la publication de De l'Esprit répandait l'idée que l'Encyclopédie portait des germes de subversion, essaimant des ouvrages comme celui d'Helvétius qui, dans leur psychologie rigide et doctrinaire, exposaient des vues sur la nature de l'homme et de l'univers profondément hostiles â la religion établie. De l'extérieur, comme de l'intérieur, la bonne marche de l'Encyclopédie était donc devenue manifestement précaire et, comme les événements devaient bientôt le prouver, l'aventure commençait à tourner en catastrophe.



L'Encyclopédie évoluait dans une atmosphère de crise permanente mais il ne semble pas que Diderot ait éprouvé ce sentiment. « L'Encyclopédie avance au milieu des contradictions de toutes sortes d'espèces », écrivait Grimm le 15 décembre 1758 ; mais Diderot lui-même écrivait à Turgot en janvier, sollicitant des articles et annonçant, avec un bel optimisme, qu'un nouveau volume était sur le point d'être publié et que l'Encyclopédie était en train de renaître '.

En réalité l'ouvrage était, à ce moment même, exposé au plus grave danger. Le sort commençait à assener des coups de boutoir sur Diderot comme s'il était le protagoniste - submergé, mais endurant et tenace - de quelque tragédie grecque. Et c'est peut-être avec la conscience de la rigueur hellénique et de l'âpreté de la lutte qu'il écrivait à Grimm, quelques mois après : « Le sort, mon ami, change en un moment de bien en mal ; mais non de mal en bien ; et le mien est d'être tourmenté jusqu'à la fin. Celui qui s'est voué aux lettres, s'est voué aux Euménides. Elles ne le quitteront qu'au bord du tombeau :. »



Un des jours les plus sombres de l'histoire de l'Encyclopédie fut le 23 janvier 1759, deux jours seulement après la lettre optimiste de Diderot à Turgot. Ce jour-là, le procureur général Orner Joly de Fleury harangua l'assemblée de magistrats qui formaient le Parlement de Paris. La charge de l'accusation affirmait que le royaume était menacé par le poison de livres impies, au nombre desquels l'Encyclopédie tenait un des premiers rangs. Avec la rhétorique, le sérieux et l'exagération qui sont coutumiers dans cette sorte d'exercice verbal, le procureur déclara qu'une conspiration était sur pied :

La société, l'Etat, et la religion se présentent aujourd'hui au tribunal de la justice pour lui porter leurs plaintes. Leurs droits sont violés, leurs lois sont méconnues : l'impiété qui marche le front levé. (...) L'humanité frémit, le citoyen est alarmé...

C'est avec douleur que nous sommes contraints de le dire, peut-on se dissimuler qu'il n'y ait un projet conçu, une société formée pour soutenir le matérialisme, pour détruire la religion, pour inspirer l'indépendance et nourrir la corruption des mours ?

Vous ne voyez en effet, Messieurs, dans le tableau que nous venons de tracer des principales maximes de cet ouvrage (De l'EspriT), que les principes et les détestables conséquences de beaucoup d'autres ouvrages qui ont paru dans des temps plus reculés, et en particulier du Dictionnaire encyclopédique. Le livre De l'Esprit est comme l'abrégé de cet ouvrage trop fameux, qui dans son véritable objet devait être le livre de toutes les connaissances, et qui est devenu celui de toutes les erreurs...

Helvétius avait déjà fait une rétractation solennelle (Joly de Fleury l'annonçait dans sa haranguE) ; aussi le poids du réquisitoire du procureur reposait-il sur l'Encyclopédie. De plus, l'impénitent Diderot était la cible de choix de l'accusation, puisque Joly de Fleury avait inclus dans sa liste des ouvrages incriminés non seulement les Pensées philosophiques mais la Lettre sur les aveugles, la Lettre sur les sourds et muets et les Pensées sur l'interprétation de la nature '. Le procureur exprimait aussi son indignation à l'égard d'une des caractéristiques les plus insistantes de l'Encyclopédie. « Tout le venin répandu dans ce Dictionnaire se trouvera dans les renvois "... ». Rien d'étonnant à cette déclaration, car Diderot, dans l'article « Encyclopédie » avait ostensiblement expliqué l'usage idéologique qu'on devait faire des renvois B. Pourtant il faut dire en passant qu'il étaient peu utilisés et moins habilement qu'ils auraient pu l'être '. Même Le Breton le reconnaissait, répondant en 1768 à une proposition qui tendait à refaire complètement l'Encyclopédie '. Soit que le temps pressât, soit par l'effet d'une simple négligence, le système des renvois ne se révéla pas aussi élaboré ni insidieux que Diderot l'avait annoncé. Mais on ne peut guère blâmer Joly de Fleury d'avoir pris

Diderot au mot.



Répondant à une accusation du procureur général, le Parlement de Paris décréta que la vente et la diffusion de l'Encyclopédie devaient être suspendues, en attendant le résultat d'un examen des volumes déjà publiés '. Le 6 février la composition de la commission d'enquête était annoncée. Trois docteurs en théologie, trois avocats, deux professeurs de philosophie, un académicien : neuf personnages, tous bons jansénistes ".

Les accusations de Joly de Fleury et l'action du Parlement témoignaient de l'influence et de l'efficacité des Préjugés légitimes contre l'Encyclopédie du janséniste Chaumeix, ouvrage qui ne cessa de sortir des presses, volume après volume, pendant les années 1758 et 1759 ':. L'auteur de cette compilation n'était pas le seul ennemi des encyclopé distes : il y avait aussi Moreau, Palissot et d'autres, plus obscurs '-'. Mais dans ce cas précis, il était le plus acharné et, d'une seule voix, les philosophes protestèrent qu'il défigurait leurs écrits ou les citait grossièrement en-dehors de leur contexte H. Les libraires protestèrent bientôt auprès de Malesherbes : « Nous prenons la liberté de vous supplier de ne pas nous sacrifier aux impressions défavorables qu'a fait naître contre l'Encyclopédie un écrivain qui a passé les bornes de la critique judicieuse en altérant les passages qu'il cite, ou en les présentant sous un faux jour " ».

Nul doute qu'il existât en 1759 parmi les dévots une crainte considérable de voir la libre pensée progresser en France. Dans la mesure où c'était vrai, on pouvait juger que l'action du Parlement était sincère. Mais elle a pu être trop zélée pour le bien de sa propre cause. Comme le remarquait Barbier, « quoi qu'il en soit, il aurait peut-être été aussi prudent de ne pas exposer avec éloquence, dans le discours de M. l'avocat général, les systèmes de déisme, de matérialisme et d'irréligion, et le venin qu'il peut y avoir dans quelques articles, y ayant bien plus de gens à portée de lire cet arrêt du 6 février, de trente pages, que de feuilleter sept volumes in-folio " ».

Il faut aussi remarquer que l'action du Parlement, sincère assurément, était inspirée en partie par un habile calcul politique et avait un relent de chicanerie. Comme Tom Paine l'a fait observer dans The Rights of Man, « entre la monarchie, le Parlement et l'Eglise, il y avait rivalité de despotisme ». Dans ce cas, l'action du Parlement équivalait à démontrer que les bureaux de l'administration régulièrement constitués - Malesherbes et ses censeurs travaillant sous la conduite du chancelier qui, à son tour, recevait son autorité du roi - faisaient preuve d'un zèle médiocre. La rivalité entre le Parlement et la couronne fut permanente pendant tout le XVIIIe siècle et cet incident est un excellent exemple des tentatives du Parlement pour empiéter sur l'autorité du trône. C'est ainsi que Malesherbes et d'autres l'interprétèrent alors ''.

Du point de vue de l'Encyclopédie, le Parlement força la décision dans un moment particulièrement critique car l'Assemblée quinquennale des représentants du clergé se tenait en 1758-1759. A chacune de ces assemblées, le clergé attribuait par vote au gouvernement ce qu'il appelait méticuleusement et emphatiquement un « don gratuit », symbolisant ainsi la résistance acharnée du clergé à l'idée que les biens de l'Eglise pourraient être imposés comme d'autres biens ou même subissent la moindre imposition. Dans de telles circonstances, le clergé veillait d'ordinaire à ce que son don lui fût bénéfique. Son état d'esprit étant ce qu'il était en 1759 - l'année précédente, par exemple, l'abbé Jean Novi de Caveirac publié une justification du massacre de la Saint-Barthélémy et une défense de la révocation de l'édit de Nantes - on peut conclure que, même si le Parlement n'avait pas forcé la décision, le gouvernement, soumis aux pressions, se serait senti tenu de réagir à l'égard de l'Encyclopédie. En 1759, l'Assemblée du clergé obtint ce qu'elle voulait et fut si satisfaite qu'avant son départ, elle vota un don sans précédent de seize millions de livres '«.

La désignation par le Parlement de neuf examinateurs n'était pas en soi un coup mortel pour l'Encyclopédie, mais c'était une très mauvaise nouvelle et qui en annonçait de pires. Elle se produisit au moment précis où le volume VIII était sous presse. En dépit de tout, Diderot, avec une persévérance confondante, pressait les plans pour continuer l'ouvrage. Une lettre écrite le 12 février par Nicolas Caroillon, de Langres, signalait que « Mr d'Alembert et Mr Diderot vont commencer à travailler à la continuation de l'Encyclopédie ». Et le 24 février, d'Alembert écrivait, un peu dédaigneusement, à Voltaire : « Pour Diderot, il s'acharne toujours à faire l'Encyclopédie ; mais le chancelier, à ce qu'on assure, n'est pas de son avis. Il va supprimer le privilège de l'ouvrage et donnera à Diderot la paix malgré lui *> ».

Le coup tomba le 8 mars. Ce jour-là, par décret royal, l'Encyclopédie était condamnée et révoquée dans son entier. « Que l'avantage qu'on peut tirer d'un ouvrage de ce genre, pour le progrès des sciences et des arts, déclarait cet arrêt, ne peut jamais balancer le tort irréparable qui en résulte pour les mours et la religion ». C'est ainsi que le roi, siégeant dans son conseil à Versailles, et sur l'avis du chancelier, révoqua le privilège. « D'ailleurs quelques nouvelles mesures qu'on prît pour empêcher qu'il ne se glissât dans les derniers volumes des traits aussi répré-hensibles que dans les premiers, il y aurait toujours un inconvénient inévitable à permettre de continuer l'ouvrage, puisque ce serait assurer le débit non seulement des nouveaux volumes, mais aussi de ceux qui ont déjà paru». C'était un maigre réconfort pour Diderot et les libraires que l'arrêt ait retiré l'affaire des mains du Parlement et de ses neuf censeurs.



La politique de Diderot avait été de faire de l'Encyclopédie davantage qu'un simple ouvrage de référence un convoyeur d'idées, idées qui, en dernière analyse, étaient profondément politiques dans leur effet. C'était le prix de cette audacieuse politique qu'il était en train de payer ; son travail était devenu inextricablement mêlé à des forces politiques en conflit les unes avec les autres. Cette lutte était compliquée par de vieilles rancunes religieuses. La référence à l'avis du chancelier, dans le décret royal, faisait soupçonner à Barbier que Lamoignon aidait ses amis les jésuites à prendre de vitesse le Parlement janséniste a. Parmi toutes ces rivalités et ces antipathies, l'Encyclopédie était en partie agent, en partie bouc émissaire. La lutte était encore aigrie par les irritations et les déceptions causées par les échecs de l'armée française dans la grande guerre qui se menait alors. Diderot était pris dans les remous d'un vaste orage politique.

Pourtant Diderot et les libraires ne désespéraient pas. La propriété privée - une grande propriété - était en jeu et si l'aventure ne pouvait être sauvée pour ses mérites intellectuels, peut-être pouvait-elle l'être pour ses mérites commerciaux. Les libraires avaient accepté de leurs souscripteurs - ils étaient maintenant quelque quatre mille - des avances d'argent beaucoup plus considérables que la valeur des volumes publiés jusque-là. Plus tard, en 1759, le gouvernement déclara que cette différence représentait la somme appréciable de soixante-douze livres par souscription». Compte tenu de tous les débours que les libraires avaient déjà consentis dans la perspective de publier tous les volumes, ils pouvaient aisément, s'ils étaient requis de rembourser leurs souscripteurs, se trouver au bord de la banqueroute. Le volume VIII, à lui seul, interdit par l'arrêt royal, dont les quatre mille exemplaires étaient prêts à être remis aux souscripteurs, représentait un important investissement. Dans la monnaie d'aujourd'hui, l'édition de ce volume avait coûté quelque quatre cent mille dollars, si l'on en croit un économiste français et si l'on prend comme base de comparaison le salaire d'un main-d'ouvre d'alors et d'aujourd'hui 2- Sous l'Ancien Régime c'était toujours une affaire extrêmement grave aux yeux des magistrats que de toucher à la propriété privée, et c'est naturellement pour cette raison que Diderot et ses amis parlaient aussi souvent des sommes immenses risquées sur l'Encyclopédie . La précarité même de leur avenir financier pouvait, paradoxalement, avoir fait espérer aux libraires que le gouvernement hésiterait à les ruiner impitoyablement.

Donc, les libraires et Diderot ne désespéraient pas tout à fait. Au contraire ils prirent deux importantes décisions. Au cours d'un dîner qui eut probablement lieu à la fin du mois de mars (Diderot décrit ces événements dans une lettre à Grimm du I" maI), « on prit des arrangements; on s'encouragea ; on jura de voir la fin de l'entreprise ; on convint de travailler les volumes suivants avec la liberté des premiers, au hasard d'imprimer en Hollande (...). Mais comme il y avait à craindre que, si cet arrangement venait à transpirer, mes ennemis ne redoublassent de fureur et que la persécution, changeant d'objet, ne retombât du livre sur les auteurs, il fut convenu que je ne me montrerais point, et que David veillerait à la rentrée des parties qui manquaient ».

Diderot commença à travailler clandestinement. « Les verrous de ma porte étaient fermés depuis six heures du matin jusqu'à deux heures après midi M ». L'Encyclopédie allait continuer, mais cela allait devenir une entreprise solitaire. On pouvait compter sur d'Alembert tout au plus pour quelques articles de mathématiques. Diderot confia à Grimm qu'il était inutile d'essayer de le persuader de reprendre son rôle d'éditeur. Il avait assisté au dîner, et s'était indignement comporté. Il s'était retiré de bonne heure. « Il est sûr que l'Encyclopédie n'a point d'ennemi plus décidé que lui2* ». Aucun de ceux qui avaient un rang officiel ne souhaitait être associé à un ouvrage calomnié. Il était donc inutile de compter désormais sur Turgot. Marmontel et Duclos étaient déjà partis. L'abbé Morellet explique dans ses Mémoires que « l'Encyclopédie ayant été supprimée par arrêt du Conseil, je ne pensais pas devoir partager désormais la défaveur que cette suppression jetterait sur un homme de mon état qui continuerait, malgré le gouvernement à coopérer à un ouvrage proscrit comme attaquant le gouvernement et la religion ». Même Voltaire, pourtant en sécurité à la frontière de Genève, décida de ne plus donner de contribution ". Peu de collègues restaient à l'éditeur Diderot, à l'exception de Jaucourt, l'infatigable compilateur, et de lui-même.

Pendant cette crise de tension prolongée, le sentiment de solitude de Diderot fut accru par l'absence de Grimm qui quitta Paris au début de mars pour rejoindre Mme d'Epinay à Genève : en chemin il s'arrêta à Langres pour voir le vieux père de Diderot qui n'avait plus que quelques semaines à vivre ". Les lettres de Diderot à Grimm contiennent une abondance d'informations sur les événements de cette malheureuse année. Les documents révèlent d'une manière vivante l'état d'esprit de Diderot, son épuisement, son irrésolution, son découragement, le chagrin que lui causa la mort de son père, sa solitude, qui lui faisait écrire à son ami absent avec une dévotion toute féminine et chercher à puiser des forces dans la surabondance de l'égotisme affectueux et parfois brutal de Grimm.

Brusquement, Diderot se trouva menacé d'une arrestation bien réelle. Son habitude clandestine d'écrire des articles derrière des portes verrouillées fut brutalement interrompue par une peur qui n'avait rien d'imaginaire. « Il a fallu tout à coup enlever pendant la nuit les manuscrits, se sauver de chez soi, découcher, chercher un asile, et songer à se pourvoir d'une chaise de poste et à marcher tant que la terre me porterait " ». L'affaire était qu'il circulait subrepticement dans Paris un pamphlet fallacieusement intitulé Mémoire pour Abraham Chaumeix contre les prétendus philosophes Diderot et d'Alembert. La paternité en était généralement attribuée à Diderot M. Celui-ci décrivait le pamphlet à Grimm comme « une longue, maussade, ennuyeuse et plate satire. Ni légèreté, ni finesse, ni gaieté, ni goût. Mais en revanche, des injures, des sarcasmes, des impiétés. Jésus et sa mère, Abraham Chaumeix, la cour, la ville, le Parlement, les jésuites, les jansénistes, les gens de lettres, la nation, en un mot, tout ce qu'il y a d'autorités respectables et de noms sacrés, traînés dans la boue. Voilà l'ouvrage qu'on m'attribue, et cela presque d'une voix générale " ». Si le pamphlet était attribué à Diderot, c'est parce qu'Abraham Chaumeix n'avait pas cessé de harceler l'Encyclopédie, mais Diderot, dans une lettre dont le ton montre qu'il savait que l'affaire des dédicaces avait exaspéré Malesherbes, lui jura « sur tout ce que les hommes ont de plus sacré que je n'y ai aucune part, soit directe, soit indirecte * ». Outre ce serment, Diderot alla voir le lieutenant général de police, le conseiller juridique de la couronne et le procureur général pour protester de son innocence : « J'ai été accablé de tant de chagrin et de fatigues à la fois que je n'en serai pas remis de deux mois ». Les amis de Diderot - il nomma d'Holbach, Malesherbes, Turgot, d'Alembert et Morellet -, le pressèrent tous de prendre la fuite, alléguant que, dans une affaire criminelle, le plus sûr était de plaider de loin. « Oui, le plus sûr, répondit Diderot. Mais le plus honnête, c'est de ne pas s'accuser quand on est innocent " ». Et il resta.



Un récit célèbre à propos des relations de Diderot et de Malesherbes nous est rapporté par Mme de Vandeul et s'inscrit presque certainement dans cette période. « Quelque temps après, Y Encyclopédie fut encore arrêtée (Mme de Vandeul vient de décrire l'emprisonnement de son père à VincenneS). M. de Malesherbes prévint mon père qu'il donnerait le lendemain ordre d'enlever ses papiers et ses cartons.

« "Ce que vous m'annoncez là me chagrine horriblement ; jamais je n'aurai le temps de déménager tous mes manuscrits, et d'ailleurs il n'est pas facile de trouver en vingt-quatre heures des gens qui veuillent s'en charger et chez qui ils soient en sûreté.

- Envoyez-les tous chez moi, lui répondit M. de Malesherbes, l'on ne viendra pas les y chercher".

« En effet, mon père envoya la moitié de son cabinet chez celui qui en ordonnait la visite '8 ». On avait cru, d'après le récit de Mme de Vandeul, que cet événement datait de 1752 ; les deux premiers volumes avaient alors été suspendus. Mais la lettre à Grimm, qui ne fut connue qu'en 1931 et qui signale que les manuscrits durent être déménagés pendant la nuit, a permis de conclure que ce fameux incident fait allusion à la crise de 1759".



Pendant les semaines qui suivirent, Diderot se trouva dans un état tel que d'Holbach pensa qu'un changement d'air lui ferait du bien. Diderot écrivait à Grimm le 20 mai : « Nous sommes en train de faire des voyages. Le baron me promène et il ne sait pas la bonne ouvre qu'il fait. Nous avons été à Versailles, à Trianon, à Marly. Nous allons un de ces jours à Meudon * ». Il décrit la promenade de Marly dans une belle lettre à Sophie Volland, une lettre animée par un lyrisme muet et obsédant : « Je portais tout à travers les objets des pas errants et une âme mélancolique *' ». On ne peut douter de sa tristesse. Le son même et la cadence des syllabes renforcent la signification des mots.

Sa mélancolie était accrue par son inquiétude au sujet de la santé de son père, et cette émotion était aggravée par son sentiment de culpabilité de ne pas être à Langres pour ses derniers jours. « Il est bien malade, n'est-ce pas ? bien vieux, bien cassé ? (...) Mon père mourra sans m'avoir à côté de lui. Ah, mon ami, que fais-je ici ? Il me désire, il touche à ses derniers moments, il m'appelle, et je reste (...). Ah, je vous en prie, ne me détestez pas '2 ». Et dans une lettre au docteur Théodore Tronchin pour le remercier de ses conseils sur la maladie de son père, Diderot écrivait : « J'ôterais à mes jours pour ajouter à ceux de mon père, et personne au monde n'a plus de confiance en vos lumières que moi. Je n'ai qu'un regret, c'est de ne pouvoir aller m'établir à côté du vieillard, veiller moi-même à sa santé, et exécuter tout ce que vous avez prescrit pour sa conservation ». Puis, s'excusant du retard qu'il avait mis à remercier Tronchin de ses recommandations, il ajoutait : « J'espère que vous pardonnerez quelque chose aux longs troubles où l'on m'a tenu, et à l'engourdissement stupide qui les a suivis. Imaginez, Monsieur, que j'ai été plusieurs fois sur le point de m'expatrier ; que c'était le conseil de mes amis, et qu'il m'a fallu tout le courage de l'innocence pour résister à leurs alarmes et rester au milieu des périls qui m'environnaient. Enfin le calme commence à renaître. Je vais rentrer dans l'obscurité et recouvrer le repos. Heureux celui que les hommes ont oublié et qui peut s'échapper de ce monde sans être aperçu. Vous pensez que le bonheur est au-delà du tombeau ; moi, je crois qu'il est sous la tombe ; voilà toute la différence de nos deux systèmes " ».

L'épuisement nerveux de Diderot accroissait la tension de ses rapports avec les autres. D'Holbach ne lui plaisait plus guère. Grimm était le seul ami qu'il eût ou qu'il souhaitât avoir. La mère de Sophie Volland était tellement odieuse que les Sphinx qu'il avait vus à Marly la lui évoquaient. « Votre mère a l'âme scellée des sept sceaux de l'Apocalypse, écrivait-il à Sophie. Sur son front est écrit : mystère ». Malgré son infortune, il s'accorda le loisir de savourer cette phrase qu'il répéta dans une lettre à Grimm. Mais il n'y avait pas que la mère ; la sour de Sophie aussi lui était suspecte. Sophie même, l'incomparable Sophie lui avait montré qu'elle savait être jalouse. « Cela me fâche (...), je n'aime point à être soupçonné ». Pour ce qui est de la jalousie, Mme Diderot en avait sa part et chercha querelle à Sophie Volland si bien que Diderot, consterné, se plaignit d'elle au moine qui était le confesseur de sa femme. Diderot ne trouvait pas les gens faciles à vivre en 1759.



Sa santé, outre sa dépression, n'était pas bonne. « Ne parlons plus de lait, écrivait-il à Grimm. La santé rentre chez moi aussitôt que le chagrin en est sorti. Plus de chagrin, plus besoin de lait ». Il commença à se rétablir lentement ; de temps en temps il sentait l'énergie bouillonner en lui, comme auparavant. « Je retrouve encore par ci, par là, quelque étincelle d'enthousiasme », écrivait-il à Grimm le 20 mai, et le 5 juin, forgeant un vocable nouveau : « J'encyclopédise comme un forçat ». Mais la nouvelle de la mort de son père, qui survint le 3 juin, le frappa durement : « Voilà le dernier coup qui me restait à recevoir ; mon père est mort " ».

Freud a montré que la mort du père était un moment exceptionnel dans la vie de chaque homme. Il semble qu'il en ait été particulièrement ainsi pour Diderot, et un freudien en trouverait la preuve évidente dans ces paroles écrites plus tard dans une lettre à Grimm : « Les autres peines ne préparent point à celle-ci w ». Pour la première fois, Diderot parlait de la mort comme d'une chose qui pourrait lui arriver ". Et, peut-être parce qu'il se sentait plus proche de la mort, était-il d'une façon mystérieuse et qui devait être d'une très grande importance dans l'évolution de sa créativité, plus proche de la vie. Des tracasseries de cette année-là, de la dureté et des peines des noires années qui suivirent, quelque chose d'exquis et de précieux s'était sublimé dans le développement d'un artiste '". Dans l'amertume et la disgrâce se forgeait l'âme de celui qu'un grand érudit français a appelé « l'esprit et le cour du XVIIIe siècle ».



Mais tout cela, Diderot ne pouvait le savoir, pas plus qu'il ne pouvait deviner qu'après six autres années de ce travail d'édition clandestin et de cette pénible composition d'articles, il serait donné à VEncylopedie d'être publiée d'un trait, presque sans opposition. Il l'ignorait. Il pouvait seulement s'écrier, comme il le fit pour Grimm : « Combien j'ai souffert depuis deux ans! (...) Je suis d'une telle lassitude qu'il faudrait qu'on m'entendît sans que je parlasse, que mes lettres se fissent sans que j'écrivisse, et que j'arrivasse où je veux sans me mouvoir " ». Malgré tant de fatigue, il se remit à son travail sur l'Encyclopédie avec une obstination et une ténacité proches de l'héroïsme. « Les circonstances dans lesquelles ces trente-cinq volumes furent donnés au monde, écrit Lord Morley, font de Diderot l'un des vrais héros de la littérature n ». Diderot était, sous bien des rapports, le mortel « sanguin, véhément, versatile » dont parle Carlyle, mais ici il ne fut pas versatile. « On jura de voir la fin de l'entreprise », avait-il écrit à Grimm ; ainsi, au milieu du découragement et de la lassitude de son esprit, il se remit à sa grande tâche, à cette Encyclopédie dont on a récemment pu dire : « Presque tout est caduc dans sa matière, tout est encore vivant dans son aspiration " ».

Des années après, quand les dix derniers volumes de texte furent prêts pour la publication, il réitéra dans son « Avertissement » son appel obstiné à la postérité : « Mais nous aurons obtenu la récompense que nous attendions de nos contemporains et de nos neveux, si nous leur faisons dire un jour que nous n'avons pas vécu tout à fait inutilement " ». A n'en pas douter, cette pensée l'inspirait en 1759, quand il se tournait avec une détermination inassouvie vers le labeur, apparemment sans fin, qu'il voyait s'étendre devant lui. « On jura de voir la fin de l'entreprise ». Peut-être voyait-il poindre le jour.






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Denis Diderot
(1713 - 1784)
 
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