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« JUSQU'A CE JOUR, L'ENFER AVAIT VOMI SON VENIN, POUR AINSI DIRE, GOUTTE A GOUTTE »


Poésie / Poémes d'Denis Diderot





Quand le volume I de l'Encyclopédie fut enfin publié le 28 juin 1751, l'intérêt du public avait été soigneusement entretenu et l'attente générale était très vive. Il y avait eu les deux Prospectus, celui de 1745 et celui de 1750, beaucoup plus détaillé, la publication préliminaire d'articles donnés à titre d'exemple - celui de Diderot sur l'« Art » et ceux du naturaliste Daubenton, « Abeille » et « Agate » ' : l'article « Abeille » pour montrer que l'Encyclopédie serait l'indispensable réservoir de connaissances déjà acquises ; celui sur I'« Agate » pour prouver qu'elle donnerait des informations entièrement nouvelles et inédites ; mais ce qui avait le plus attiré l'attention du public, c'était la chaude querelle qui avait opposé Diderot et le père Berthier du Journal de Trévoux. De plus, les écrits précédents de Diderot, les écrits libertins comme les écrits provocants, avaient laissé deviner que sa contribution à l'Encyclopédie ne serait certainement pas incolore ; amis et ennemis potentiels du nouvel ouvrage s'attendaient à trouver, qui leurs plus belles espérances, qui leurs plus vives appréhensions, entièrement confirmées.





La grande valeur de l'Encyclopédie était attestée par les tentatives faites par des étrangers de la contrefaire. Quelques mois seulement après la publication du volume I, les libraires parisiens se rendirent compte qu'ils étaient payés de leurs efforts par cette sorte de flatterie des plus sincères. Un groupement de libraires anglais, sous le pavillon des corsaires, firent précéder leur traduction du Discours préliminaire et des pièces qui l'accompagnaient, de l'annonce « qu'ils s'étaient engagés à réimprimer le tout à Londres dans le dessein de servir leur patrie en encourageant les arts, les manufactures et le commerce ; et en retenant dans le pays des sommes considérables qui seraient autrement envoyées à l'étranger. Ils offraient leur travail pour la moitié du prix de l'édition de Paris ; et promettaient, s'ils n'étaient point découragés dans leur entreprise, de poursuivre régulièrement l'impression des volumes suivants : ». Pour détouner cette menace, les libraires français autorisèrent Briasson et David à se rendre à Londres pour traiter avec les libraires anglais et leur offrir, à très bas prix, des exemplaires de l'édition française. Les Français firent le voyage en novembre et conclurent un accord dont les détails restent obscurs, mais qui fut ratifié par leurs partenaires en février 1752 5. Telle est la dernière chose que nous sachions de cette tentative de contrefaçon. A peu près au même moment, une autre traduction anglaise fut proposée, cette fois par un certain Sir Joseph Ayloffe. 11 semble bien que les libraires français ne réagirent pas, et le projet d'Ayloffe (sa traduction parut en livraisons hebdomadaires à partir du 11 janvier 1752, pour le prix de six pence chacuN) paraît bien n'être jamais allé au-delà de la huitième livraison 4.

La publication du volume I eut tôt fait de devenir le centre des conversations parisiennes. Elle avait à la fois ses censeurs et ses partisans, observe Raynal qui ajoute que les uns et les autres avaient raison, car l'ouvrage était blâmable par les inutilités qui s'y trouvaient et louable par son esprit « philosophique » s. L'avis du journaliste Clément, de Genève, dans ses nouvelles à la main du 15 août 1751, se fait aussi l'écho de l'accueil quelque peu mitigé que rencontra l'ouvrage. « Vous l'aviez dit, Monsieur, qu'avec son imagination vagabonde et scientifique, M. Diderot nous inonderait de mots et de phrases. C'est le cri du public contre son premier volume ; mais un fonds de choses infiniment riche et un grand goût de bonne philosophie qui le fait valoir couvrent toutes ces superfluités 6 ». Les snobs intellectuels se plaignirent de ce que l'Encyclopédie était un abrégé de culture ', reproche souvent exprimé, comme le montre cette épigramme caractéristique :



Voici donc /'Encyclopédie ;

Quel bonheur pour les ignorants !

Que cette docte rapsodie

Fera naître de faux savants !



Peu après, Raynal faisait remarquer que l'on trouve souvent dans l'ouvrage ce que l'on n'y cherche pas et que souvent l'on y cherche inutilement ce que l'on voudrait y trouver. « Plusieurs des auteurs écrivent d'une manière barbare, quelques-uns d'une manière précieuse, et beaucoup n'ont que du verbiage ». Plus tard encore, il écrira que « le premier volume de l'Encyclopédie, qui avait d'abord très bien réussi, est presque généralement bafoué. On ne voit de ces révolutions qu'en France 8 ».

Raynal exagérait : à témoin une liste toujours plus longue de souscripteurs. Le Breton imprimait deux mille soixante quinze exemplaires au lieu des mille six cent vingt-cinq originellement prévus 9. La critique existait pourtant, comme le montre cette épigramme, de mauvais augure, recueillie par d'Hémery et citée dans son journal:



Je suis bon encyclopédiste ;

Je connais le mal et le bien.

Je suis Diderot à la piste ;

Je connais tout, je ne crois rien.



Les premières rumeurs de l'attaque s'élevèrent en septembre, dans les colonnes du Journal des Sçavans, qui jouissait d'une grande influence. D'Alembert en fut vivement contrarié. Le Journal louait le Discours préliminaire, mais ajoutait : « Mais nous sommes obligés d'avertir que cet ouvrage a des défauts. (...) L'auteur suppose que les sensations sont la seule origine des idées. (...) Le système de Locke est dangereux pour la religion, mais on n'a rien à dire, quand ceux qui l'admettent n'en tirent point de mauvaises conséquences ; M. d'Alembert est de ce nombre, il reconnaît disertement la spiritualité de l'âme et l'existence de Dieu, mais il est si court sur l'un et l'autre de ces articles, sur lesquels il avait tant de choses à dire, et il est si étendu sur d'autres, que le lecteur est en droit de demander la raison de la différence. (...) On pourrait soupçonner dans cette Préface un laconisme affecté sur ce qui regarde la religion " ».

Le Journal de Trévoux fut encore plus hostile. L'animosité des jésuites allait crescendo. Leur premier compte rendu, aigre et rancuneux, parut dans le numéro d'octobre 1751. D'Alembert avait parlé, dans le Discours préliminaire, de ces « puérilités pédantesques qu'on a honorées au nom de Rhétorique » et les jésuites sentirent évidemment que cette pierre était lancée directement dans leur jardin, la rhétorique représentant une part essentielle de l'éducation qu'ils dispensaient dans toute l'Europe. (Ils pensèrent aussi que quelques remarques de Diderot dans son article « Aristotélisme » étaient destinées à les discréditer l2). Cela les rendit méfiants. Quand d'Alembert écrivit que le pape Zacharie avait réprimandé un évêque, ils déclarèrent agacés qu'il ne s'agissait pas d'un évêque mais d'un simple prêtre. Quand il loua Voltaire pour avoir écrit de la bonne prose, le Journal de Trévoux fit observer d'une façon mesquine que l'on connaissait d'autres poètes qui avaient écrit de la bonne prose. Le périodique des jésuites se battait sur un terrain plus ferme quand il attirait l'attention du public sur des fautes typographiques ou sur des défauts dans la politique éditoriale, en particulier sur le fait qu'on n'indiquait pas toujours clairement les sources.



Mois après mois, le Journal de Trévoux revint à la charge '". En novembre, il regrettait la façon dont l'Encyclopédie avait exclu de ses articles l'histoire et la biographie : « On exclut de l'Encyclopédie les noms de rois, de savants, de saints, etc. et l'on y admet ceux des divinités païennes ; et ceci n'a pas lieu seulement pour les dieux du premier ordre, tels, par exemple, qu'Amphitrite, Anubis, Apis, Appollon, Astrée, etc., mais aussi pour ceux du second et du troisième rang, comme Abellion, Achor, Acratus, Adelphagie, Adramelech, Aius - Locutus et une multitude d'autres ». Le dernier article cité, dans lequel Diderot avait défendu la libre expression des idées pourvu qu'elle fût écrite en une langue savante, vraisemblablement le latin, avait profondément choqué les éditeurs du Journal de Trévoux, comme contraire à la tranquillité de l'Etat et de la religion. Il était clair que les éditeurs se disaient que s'il existait un cas où la liberté pût se transformer en licence, c'était bien celui-là. Le volume I de l'Encyclopédie, disaient-ils d'un air menaçant, ne montrait aucune marque qu'il eût été préalablement soumis à la censure habituelle ,!. Pareille remarque aurait dû avertir les éditeurs de l'Encyclopédie que leur projet était en butte aux attaques les plus impitoyables et les moins scrupuleuses, car le volume avait été soumis à la censure, nous l'avons vu, et l'un des théologiens les plus respectés de France, l'abbé Tamponnet, ancien syndic de la Sorbonne, avait certifié le 15 mars 1751 : « J'ai lu par ordre de Monseigneur le Chancelier la partie du livre de l'Encyclopédie concernant la théologie et l'histoire ecclésiastique, dans laquelle je n'ai rien trouvé de contraire à la sainte doctrine».



En s'efforçant de ruiner le prestige de l'Encyclopédie, le Journal de Trévoux signalait très efficacement les plagiats. Un peu de plagiat suffit à beaucoup discréditer les prétentions d'un livre à l'originalité, même si la plus grande partie du travail est entièrement nouvelle; et les éditeurs du Journal de Trévoux, avec leur talent pour la polémique avaient évidemment frappé l'Encyclopédie précisément aux endroits les plus sensibles ". Les emprunts non avoués n'étaient que trop fréquents. Il est vrai, mais là n'est pas la question, qu'en dépit de ces emprunts, l'Encyclopédie était un ouvrage d'une grande utilité. Cette qualité, le Journal de Trévoux la reconnaissait pleinement, surtout pour les arts et les métiers. « On peut dérober à la façon des abeilles, écrit-il, sans faire de tort à personne ; mais le vol de la fourmi, qui enlève le grain entier ne doit jamais être imité ia ». Pourtant, ces critiques étaient tellement dévastatrices que Diderot et d'Alembert éprouvèrent la nécessité de fournir une explication dans la préface de leur deuxième volume ".

Non content de s'étendre sur la question du plagiat, le Journal de Trévoux s'attaquait particulièrement à l'article « Autorité » x de Diderot. Le journal s'était senti grandement blessé par cette remarque de l'abbé Yvon que « la plupart des hommes honorent les lettres, comme la religion et la vertu, c'est-à-dire, comme une chose qu'ils ne veulent, ni connaître, ni pratiquer, ni aimer 21 ». Après trois pages de commentaire sur ce passage, l'éditorial était ainsi conclu : « C'en est assez sur cet article qui alarme (nous le savonS) les gens de bien, et qui mérite les plus grandes attentions de la part des auteurs et des éditeurs de l'Encyclopédie, afin qu'il ne s'y glisse désormais rien de semblable a ». En général, l'attitude du Journal de Trévoux était empreinte de condescendance : « Ces réflexions n'ont point pour objet de blesser les auteurs du grand Dictionnaire : à mesure que l'ouvrage s'avancera, 0 acquerra sans doute plus de perfection ; et nous en rendrons compte avec autant de soin que d'impartialité».



Aussi désagréables que puissent être les commentaires du Journal de Trévoux, ses critiques n'avaient guère assez de poids en elles-mêmes pour nuire à l'Encyclopédie de manière catastrophique. Les ennuis sérieux commencèrent quand, en plus d'avoir à se défendre contre les attaques du Journal de Trévoux, l'Encyclopédie se trouva impliquée dans le célèbre scandale de la thèse de l'abbé de Prades, « point culminant de l'histoire religieuse du XVIIIe siècle * ».



Le 18 novembre 1751, l'abbé Jean-Martin de Prades défendait avec succès, au cours d'un examen public qui se prolongea pendant dix heures - « ab octova matutina ad sextem verpertinam », pouvait-on lire sur l'affiche annonçant l'événement -, une thèse de théologie lui conférant le titre de docteur de la faculté de Théologie de l'Université de Paris. Il s'était préparé pendant plusieurs années pour obtenir ce diplôme avancé et s'était soumis à toutes les obligations habituelles, comme de recueillir avant l'impression de sa thèse l'approbation nécessaire de divers docteurs de la Sorbonne et d'autres autorités. Cette thèse, intitulée Jérusalem colesti, publiée à quatre cent cinquante exemplaires, avait été affichée dans les formes réglementaires pendant le temps requis avant la soutenance, imprimée sur un papier extrêmement lourd, feuille unique infolio. Une collection importante de semblables thèses, dont celle de Prades, se trouve à la Bibliothèque nationale ". Ces thèses généralement illustrées par une gravure dépeignant un sujet religieux ou suggérant une crainte respectueuse des choses divines étaient pour la plupart fort courtes et tenaient aisément sur une seule page. La thèse de Prades était considérablement plus longue - en gros huit mille mots -, aussi était-elle imprimée en caractères minuscules.

Tellement minuscules que personne, apparemment, ne prit la peine de la lire, pas même le révérend professeur de théologie - un Irlandais appelé Luke Joseph Hooke, dont c'était la responsabilité particulière. L'abbé de Prades passa brillamment son examen, et c'est seulement quelques jours plus tard que le bruit commença de se répandre que la Sorbonne avait placé le sceau de son approbation sur des lignes qui devaient être plus tard caractérisées, par la censure de la Sorbonne même, comme « blasphématoires, hérétiques, erronées, favorisant le matérialisme, contraires à l'autorité et à l'intégralité des lois de Moïse, renversant les fondements de la religion chrétienne et dérangeant avec impiété à la vérité et la divinité des miracles de Jésus-Christ!».



Sur ce, tout le monde se mit à lire le petit imprimé. Ce que l'on trouva dans cette dissertation qui prétendait résumer tous les arguments favorables à la révélation chrétienne était une thèse qui suivait étroitement les doctrines psychologiques et même la présentation du Discours préliminaire de d'Alembert. Prades fit valoir par la suite que toute croyance qui préserve la loi naturelle dans son intégralité est préférable à toute religion révélée, sauf, bien sûr, à la seule vraie religion. C'était un argument pratiquement identique à celui que développe Diderot dans De la Suffisance de la religion naturelle. Dans d'autres parties de sa thèse, Prades précisait qu'on trouve dans le Pentateuque trois systèmes de chronologie différents, d'où il concluait que Moïse n'a rien à voir avec aucun d'eux ; puis il poursuivait en examinant la nature de la preuve requise pour croire qu'un miracle est un miracle. Il terminait en déclarant que les guérisons opérées par Jésus-Christ sont semblables, sous plus d'un rapport, à celles accomplies par Esculape.

La seule raison qui explique de façon plausible pourquoi Prades put être reçu à un examen tout en défendant semblables propositions est qu'il devait y avoir à la Sorbonne un certain nombre d'ecclésiastiques qui n'étaient pas encore opposés à la nouvelle « philosophie » ni aux méthodes intellectuelles qu'elle entraînait. C'est précisément pour cette raison que cet incident tient une place aussi importante dans l'histoire intellectuelle du XVIIIe siècle car, par la suite, chacun se tint sur son quant-à-soi. Un polémiste écrivait à ce moment précis : « Rien n'est plus propre à faire sentir le danger du système, qui met l'origine de nos idées dans l'impression des sens, que l'usage qu'en font les ennemis de la religion. On n'a point été alarmé de la faveur que ce système a pris depuis quelques années, même dans les écoles de l'Université, sans doute parce qu'on ne l'a regardé que comme une opinion philosophique. Mais la thèse impie du Sr de Prades fait enfin ouvrir les yeux sur les affreuses conséquences qui en résultent " ».

La Sorbonne se trouvait dans une position extrêmement embarrassante, car s'il y avait sous l'Ancien Régime une institution dont on attendait une grande vigilance dans la protection de l'orthodoxie, c'était bien la faculté de théologie de l'Université de Paris. Subissant les reproches de ses fidèles et les moqueries de ses détracteurs, la Sorbonne se trouvait dans la position humiliante d'une armée qui découvre que son plus beau bâtiment, dans un moment de négligence, a coulé.

Comme toujours dans de telles circonstances, on chercha des boucs émissaires. Une commission de la Sorbonne proposa, le 3 janvier 1752, de censurer dix propositions de la thèse. S'ensuivirent onze assemblées générales auxquelles n'assistèrent, dit-on, pas moins de cent quarante-six docteurs, qui selon les uns étaient présents, selon les autres firent des discours. Il apparut que le malheureux Hooke, fort occupé à ce moment par la correction des épreuves d'un livre qu'il avait écrit, avait approuvé la thèse de Prades sans l'avoir lue ". Hooke perdit sa chaire. La thèse fut condamnée par la Sorbonne, par l'archevêque de Paris et par le pape lui-même. Particulièrement sévères furent les commentaires de l'évêque de Montauban, de la juridiction de qui Prades dépendait : « Jusqu'ici, écrivait-il, l'enfer avait vomi son venin, pour ainsi dire, goutte à goutte ; aujourd'hui, ce sont des torrents d'erreurs et d'impiétés qui ne tendent à rien moins, qu'à submerger la foi, la religion, les vertus, l'Eglise, la subordination, les lois, la raison. Les siècles passés ont vu naître des sectes qui attaquaient certains dogmes, mais qui en respectaient un grand nombre : il était réservé au nôtre, de voir l'impiété former un système qui les renverse tous à la fois " ». Prades s'enfuit à Berlin pour échapper à son arrestation ; il devint lecteur de Frédéric le Grand. Quelques années plus tard, il se rétracta et fit sa paix avec l'Eglise.

Pendant ce temps, l'on commençait à prétendre que tout cet imbroglio n'était que le résultat d'une conspiration ourdie par les éditeurs de l'Encyclopédie, pour attaquer la religion. Les jansénistes eux-mêmes, qui regardaient les philosophes avec aussi peu d'aménité que la Sorbonne, écrivaient dans leur journal clandestin, Les Nouvelles ecclésiastiques, que l'effervescence causée par la thèse a « donné lieu de découvrir par différentes circonstances et par des faits certains, que la thèse du Sieur de Prades était l'effet d'une conspiration formée par de prétendus esprits forts, pour glisser jusque dans la Faculté de théologie leurs monstrueuses erreurs, et pour donner encore, s'il était possible, ce nouveau relief à l'irréligion et l'impiété qu'ils affectent M ». Les mêmes termes se retrouvaient dans une brochure intitulée Réflexions d'un franciscain, qui, bien qu'elle portât un frontispice représentant Diderot fustigé par un franciscain, ne fut sans doute pas écrite par un membre de cet ordre ". Diderot, dans son article « Aristotélisme », avait déclaré sur un ton quelque peu provocant que Duns Scot *, le fameux théologien franciscain « faisait consister son mérite à contredire en tout S. Thomas d'Aquin ; on ne trouve chez lui que de vaines subtilités, et une métaphysique que tout homme de bon sens rejette J! ». II n'est pas étonnant qu'une contre-attaque survînt de la part des franciscains. Les Réflexions d'un franciscain, s'il faut en croire d'Hémery qui fait référence à ce pamphlet dans son journal, à la date du 20 janvier 1752, étaient en réalité l'ouvre d'un jésuite, le père Geoffroy, professeur de rhétorique au célèbre collège Louis-le-Grand 3'. Noms voyons ici, une fois de plus, les jésuites mener l'attaque contre l'Encyclopédie- Le pamphlet signalait que Prades partageait le logement de deux prêtres liés à l'Encyclopédie (l'abbé Yvon et l'abbé MalleT), qu'il y avait lui-même collaboré et que parmi ses confrères de Y Encyclopédie plusieurs étaient fort capables d'avoir écrit semblable thèse n. En outre, poursuivait le « franciscain », les thèses antérieures de Prades ne pouvaient se comparer ni en latinité ni en habileté intellectuelle à sa Jérusalem ccelesti ". On considérait comme une circonstance particulièrement suspecte que le Discours préliminaire du volume I eût dit beaucoup de bien d'un ouvrage de Prades sur la religion dont on annonçait la publication, bien qu'en réalité il n'y ait aucune preuve que ce fût la thèse de Prades que d'Alembert avait à l'esprit '"'. De plus, l'abbé était l'auteur reconnu du long et important article sur la « Certitude » (volume II de l'EncyclopédiE). Cet article, écrit probablement de bonne foi par Prades, explorait minutieusement les raisons logiques et historiques qu'on a de croire aux témoignages sur les miracles, ceux des Écritures en général et le miracle de la Résurrection en particulier. C'était un morceau sobre et ingénieux, mais il faut reconnaître que s'il prétendait approfondir la foi, il n'y parvenait guère, sinon chez ceux qui étaient déjà déterminés à croire. Comme le volume II vit le jour à la fin de janvier 1752 (bien que la page de titre porte la date de 1751), au moment où la thèse de Prades faisait le plus de bruit, il était facile de montrer l'enchaînement de toutes ces circonstances comme les ramifications d'un complot ourdi par les encyclopédistes **.

Que dire de ce soupçon persistant et fréquemment allégué ? Tout était hasardeux à ce sujet et peu concluant dans leur forme la plus outrancière, certaines déclarations laissaient entendre que Prades était frappé d'insuffisance mentale et n'était qu'une poupée de ventriloque entre les mains de d'Alembert et de Diderot. Il ne peut guère en être ainsi : Prades subit un examen oral long et exigeant pour passer sa thèse, exploit qui réclamait une préparation préalable et des aptitudes intellectuelles. Il n'y a pas de preuve que d'Alembert ou Diderot ait écrit en tout ou en partie la thèse de Prades, alors qu'un certain nombre de témoignages tendent à prouver que l'abbé Yvon le fit ". Selon Naigeon, Diderot « n'y eut point d'autre part que le conseil qu'il donna aux deux auteurs de sortir un peu de la route ordinaire, et de faire entendre quelquefois aux oreilles endurcies des docteurs le langage de la raison». Il ne faut pas oublier que, dans leur avertissement du volume III, Diderot et d'Alembert affirment : nous n'avions pas même lu la thèse « dans le temps qu'en s'en servant pour chercher à nous perdre».

Lorsque l'on n'insinuait pas que Diderot et d'Alembert avaient écrit tout ou partie de la thèse, on les réduisait à l'état de coupables par association. 11 y eut indéniablement association. Après tout, Prades avait écrit pour l'Encyclopédie un article très important, et il était tout à fait naturel qu'un collaborateur qui habitait la même ville que l'éditeur fût en rapports personnels avec lui. Pareille association avec l'éloquent et éblouissant Diderot a dû inspirer fortement Prades, sinon il eût été le premier à échapper à semblable influence. Mais association ne veut pas dire conspiration, bien que l'on essayât souvent, au xvnr* comme au xxc siècle, d'en faire un seul et même délit.



Nous ne cherchons pas à prétendre que Diderot n'ait pas eu d'influence sur la thèse de Prades, mais seulement que ce point ne peut être prouvé. Il se peut même que Diderot et d'Alembert aient encouragé Prades à voir jusqu'où l'on pouvait aller, à tâter l'opinion publique pour les guider dans leur propre besogne d'éditeurs de l'Encyclopédie. C'est une possibilité, bien que le jeu entraînât des risques considérables, comme les événements ne devaient pas tarder à le prouver.

Rétrospectivement, cette période se résume à la rivalité entre Diderot et les jésuites, l'enjeu étant, comme on l'a souvent répété, l'édition de l'Encyclopédie même. Les jésuites étaient fort méfiants quant à cette aventure ; il faut reconnaître qu'ils le sont restés ; en 1952 encore, un collaborateur du périodique jésuite Eludes parlait de l'Encyclopédie comme de « la plus formidable machine qui eût jamais été montée contre la religion ."' ». En 1752, les jésuites semblaient déterminés soit à s'emparer de l'Encyclopédie, soit à la détruire. Telle était l'interprétation que donnèrent plusieurs observateurs contemporains de l'effort qui tendait à discréditer Diderot en présentant l'affaire de Prades comme le résultat d'un complot. Cette interprétation de l'incident fut adoptée non seulement par un journal comme La Bigarure, qui pouvait chercher seulement dans cette accusation matière à sensation, mais aussi par Voltaire à qui l'on attribue généralement un pamphlet intitulé Le Tombeau de la Sor-bonne. On pouvait considérer ces protestations comme des morceaux de contre-propagande, de même que celle de Grimm qui parle, dans la Correspondance littéraire de « complots odieux M ». Mais les déclarations fréquentes du mémorialiste Barbier qui écrit que « tout l'orage déchaîné contre ce beau dictionnaire est arrivé par le moyen des jésuites », et celles de d'Argenson, ancien ministre des Affaires étrangères, qui déclare que « tout cet orage contre ce beau dictionnaire est venu par le canal des jésuites » ont tout le poids dû aux conclusions de personnages haut placés, qui, dans leurs journaux confidentiels, n'ont apparemment aucune raison d'altérer ce qu'ils tiennent pour la vérité ". Dès la mi-janvier 1752, d'Argenson prédisait que l'Encyclopédie serait suspendue et que les jésuites prendraient la suite ".

Des personnages éminents de la cour se joignirent au combat contre l'Encyclopédie. Leur chef était le précepteur du dauphin, Boyer, ancien évêque de Mirepoix, qui passait pour dévoué aux jésuites ". Boyer, à qui était confié le patronage ecclésiastique du royaume, était un personnage puissant et influent. Il s'alarma de l'incident de l'abbé de Prades et le relia avec ce qu'il considérait comme l'entreprise de subversion de l'Encyclopédie. « Le plus ardent ennemi de l'Encyclopédie, écrivait Malesherbes, qui devait savoir de quoi il parlait (sa position de directeur de la librairie faisait de lui la personnalité officielle qui recevait les plaintes de ce genre en première instancE), fut l'ancien évêque de Mire-poix. Il porta ses plaintes au roi lui-même, et lui dit, les larmes aux yeux, qu'on ne pouvait plus lui dissimuler que la religion allait être perdue dans son royaume " ». On n'a donc guère lieu de s'étonner qu'un arrêt du Conseil du roi du 7 février 1752 interdît la publication ultérieure de l'Encyclopédie, sa vente et sa diffusion. « Sa Majesté a reconnu que dans ces deux volumes on a affecté d'insérer plusieurs maximes tendant à détruire l'autorité royale, à établir l'esprit d'indépendance et de révolte, et, sous des termes obscurs et équivoques, à élever les fondements de l'erreur, de la corruption des mours, de l'irréligion et de l'incrédulité " ». Pour la seconde fois de sa vie, Diderot se trouvait mêlé à la vie politique de l'Etat. Ces deux incidents, l'un en 1749 aboutissant à Vincennes, celui-ci se terminant par cette catastrophe, la suppression de l'Encyclopédie, étaient des crises dans l'histoire de la liberté de pensée et font de Diderot une figure importante de l'histoire politique du xvnic siècle. Mais il était des plus incommodes de vivre dans une position aussi exposée. L'Encyclopédie avait été solennellement et officiellement condamnée par l'arrêt royal, comme proche de la trahison. Son éditeur avait été cloué au pilori dans un journal d'Etat, désigné comme la cible de l'indignation du public et attaqué comme l'ennemi public numéro un. « De ce matin, écrivait d'Argenson, paraît un arrêt du Conseil qu'on n'avait pas prévu : il supprime le Dictionnaire encyclopédique, avec des qualifications épouvantables comme de révolté à Dieu et à l'autorité royale, de corruption de mours... etc. L'on dit sur cela que les auteurs de ce dictionnaire, dont il ne paraît encore que deux volumes, doivent donc être incessamment suppliciés, qu'on ne peut s'empêcher de les rechercher et de faire informer contre eux ».

Dans les dernières années de sa vie, Diderot en vint à penser que ses compatriotes lui avaient montré moins d'honneur que n'avaient fait les étrangers. Le blâme du Conseil du roi de février 1752 peut fort bien avoir contribué à faire naître en lui ce sentiment.



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