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DEUX LIVRES TRÈS DIFFÉRENTS


Poésie / Poémes d'Denis Diderot





Alors que le jour anniversaire de ses trente-cinq ans approchait, Diderot occupait son temps à des activités très diverses. Trois notes énig-matiques dans le livre de comptes des libraires pour juin, juillet et août 1748 laissent supposer qu'il achevait alors la traduction du Médicinal Dictionary de James '. Le nouveau travail qui lui incombait comme un des principaux éditeurs de l'Encyclopédie ne comportait pas seulement la traduction et l'adaptation d'une légion d'articles de la Cyclopaedia de Chambers, avec les plans abondants que réclamait l'élargissement du projet, mais entraînait l'obligation concomitante de rechercher des collaborateurs et de les diriger dans leur tâche 2. Les preuves documentaires de la minutie de ce travail considérable et absorbant ont pratiquement toutes disparu. Les témoignages concrets de ce travail d'édition, les notes échangées entre éditeur et collaborateur, les manuscrits d'articles proposés, chargés peut-être de notes au crayon bleu tracées de la main de Diderot, les épreuves, tout cela a presque entièrement disparu, jeté au panier ou brûlé comme paperasses inutiles. Il dut pourtant y avoir énormément à faire, d'autant que l'Encyclopédie projetée devait être le résultat du travail d'une « société de gens de lettres ». En plus de ces tâches, Diderot trouvait un peu de temps, si maigre soit-il, à consacrer à la vie domestique avec Anne-Toinette et le petit François-Jacques-Denis dans le logement de la rue Mouffetard ; bien plus de temps, sans doute, à donner à Mme de Puisieux et au cercle grandissant de ses amis ; enfin l'occasion glanée ici ou là d'écrire un autre de ses manuscrits dangereux... et pour le dernier, osé.





C'était Les Bijoux indiscrets. Selon Mme de Vandeul, ce livre fut écrit dans la quinzaine, sur le pari fait avec sa maîtresse de prouver combien c'est chose aisée que d'écrire cette sorte d'ouvrage *. Le roman, acheté douze cents livres par le libraire Durand, fut mis en vente, sous le manteau ou sous le comptoir, dans les premiers jours de 1748 *. C'était à peu près l'époque où les négociations étaient en cours avec le chancelier de France en vue d'obtenir le privilège pour une Encyclopédie élargie. Fort heureusement pour Diderot, d'Aguesseau, dont les fonctions étaient en quelque sorte celles d'un censeur dans la Rome antique, et dont le tempérament s'apparentait à celui de Caton l'Ancien, n'était pas au courant de cette incursion de Diderot dans la littérature grivoise.



L'intérêt et l'audace de ce livre tiennent en partie à ses allusions transparentes à des personnages vivants. L'action se passe, nous dit-on, au Congo, dans la capitale du Monomotapa (nom que le premier vers d'une fable de La Fontaine a rendu familier à nos oreilleS), et les personnages principaux en sont le sultan Mangogul et sa charmante favorite, Mirzoza. Nul besoin d'être devin pour comprendre que l'auteur pensait à Louis XV et à Mme de Pompadour devenue trois ans plus tôt la maîtresse en titre du roi. Le livre est rempli aussi d'allusions à peine voilées à Paris, l'Opéra, la France et l'Angleterre et à des personnages illustres comme le duc de Richelieu, le cardinal Fleury, les musiciens Lully et Rameau, Descartes, Newton et Louis XIV. Il n'en fallait pas plus pour rendre ce livre audacieux. Mais par-dessus tout, il y avait l'histoire : on offre au sultan un anneau magique pour dissiper l'ennui mortel qui l'accable soudain. Cet anneau, quand on le tourne vers une femme, a la propriété de faire parler cette partie de son anatomie qui - si elle avait le pouvoir de parler - serait la plus qualifiée pour répondre à un questionnaire de Kinsey. Pour un romancier qui semblerait douter quelque peu de sa capacité d'écrire un récit étroitement construit, cette intrigue est admirablement calculée pour maintenir le lecteur en haleine. Si l'intérêt languit, un autre essai de l'anneau magique remettra les choses en place. C'est ce qu'a fait Diderot : trente tentatives en deux volumes, toutes suivies de ce qu'on peut appeler un succès.

La tradition rapporte que Diderot a emprunté l'idée de son roman à un petit conte intitulé Nocrion, conte allobroge. Ce livre, aujourd'hui extrêmement rare, a été publié en 1747 et écrit, peut-être par le comte de Caylus, peut-être par l'abbé (plus tard cardinaL) de Bernis, dans la manière naïve et la langue archaïque d'un fabliau médiévals. Diderot a fort bien pu, sans doute, prendre dans Nocrion le sujet principal des Bijoux indiscrets. Que telle en soit ou non la source, Diderot n'a évidemment pas inventé le genre du roman libertin. Il eut un rival très heureux sur ce terrain, ou peut-être ce marais de la littérature, dans son contemporain Crébillon fils dont le plus célèbre roman, Le Sopha, avait été publié en 1740. Il y a évidemment une grande similitude d'invention dans l'intrigue du roman de Crébillon et de celui de Diderot. Il y a aussi une similitude de cynisme dans leur opinion commune que toute femme, si sage et vertueuse qu'elle puisse paraître, est, en réalité, moralement corrompue.



Diderot n'aurait point été Diderot s'il n'avait parsemé cet ouvrage d'un grand nombre d'observations pleines de sens et de critiques très vivantes de la vie sociale et intellectuelle de son temps. Aussi, si l'on veut étudier sérieusement les idées de Diderot et leur évolution, on ne peut se permettre de dédaigner Les Bijoux indiscrets *. Le livre contient, par exemple, une excellente comparaison de la musique de Lully et de celle de Rameau (ch. XIII) ; une critique amère adressée à Louis XIV pour s'être laissé dominer par Madame de Maintenon; une allusion désapprobatrice à la révocation de l'édit de Nantes (ch. I) ; une parodie de sermon qui accrédite aisément Mme de Vandeul quand elle prétend que, dans les années précoces de ses vagabondages parisiens, son père avait obtenu cinquante couronnes pièce pour six sermons qu'il écrivit pour un missionnaire en partance vers les colonies portugaises (ch. xV) ; on y trouve des spéculations fort intéressantes sur la nature des rêves et la vraie nature de l'âme 7 (ch. xm et xxiX) ; la comparaison des vues scientifiques et métaphysiques des newtoniens et de celles des sectateurs de Descartes (ch. iX) ; une bonne partie de critique théâtrale, des idées prisées par Lessing, le grand dramaturge et critique allemand, et reprises de très près par Diderot dans ses écrits postérieurs sur le théâtre s (ch. xxxvn et xxxviN) ; et un chapitre de critique littéraire, sans doute inspiré de Battle of the Books de Swift, dans lequel Diderot parle avec admiration d'Homère, Virgile, Horace, Pindare, Socrate, Platon et Voltaire, ranimant la Querelle des Anciens et des Modernes (ch. xI).

Les critiques parlent avec beaucoup d'intérêt et de respect d'un chapitre présenté sous la forme d'un rêve, mais qui traite en réalité du triomphe de la méthode scientifique sur l'ignorance présentée comme savoir '. Il était bien de Diderot d'inclure un sujet aussi sérieux dans un roman frivole et licencieux et de lui donner la forme d'un rêve ou d'un mythe comme Platon aurait pu le faire. C'est le chapitre xxxii, considéré par Diderot comme le meilleur, peut-être, et le moins lu de cette histoire. Le sultan Mangogul rêve qu'il a été transporté dans le Royaume des Hypothèses. Il y voit un enfant, l'Expérience, qui mûrit et grandit à mesure qu'il avance. « Je vis l'Expérience approcher et les colonnes du portique des hypothèses chanceler, ses voûtes s'affaisser, et son pavé s'entrouvrir sous nos pieds (...). (Le portiquE) s'écroule avec un bruit effroyable, et je me réveille ». Le seul commentaire du sultan sur ce rêve est qu'il lui a donné mal à la tête, ce qui aurait fort bien pu être la réaction de Louis XV.

Les défenseurs de Diderot disent volontiers que des passages comme celui-ci font beaucoup pour racheter l'ouvrage, et il est bon de se souvenir qu'André Gide a noté dans son journal qu'il avait lu « avec ravissement » Les Bijoux indiscrets ">. De plus, nombreux sont ceux qui font valoir qu'il y a quelque chose de scientifique dans la façon dont Diderot traite, dans ce roman, de la sexualité (notamment de la sexualité anormalE). Comme le dit un critique moderne, « même les plaisanteries un peu lourdes des Bijoux indiscrets dénotent une attention, un intérêt d'analyste et de psychologue aux détails scabreux de la vie sexuelle "». Enfin, Les Bijoux ont eu assez d'éditions et suffisamment d'illustrations pour prouver qu'il s'agit là d'un livre croustillant. Quelques mois après la première publication, six éditions en français parurent dans la seule Hollande l2. En France, le livre jouit rapidement d'une popularité clandestine : en 1754 par exemple, la police fit une descente chez un libraire et découvrit un lot de soixante-quatre exemplaires ". Une traduction en anglais parut en 1749 ; en allemand, en 1776 et 1792 ". Le livre a toujours son intérêt pour les collectionneurs - et pour les autres. Il y a eu dix éditions en France depuis 1920. En bref. Les Bijoux sont l'ouvrage le plus publié de Diderot.



II existe une école de critiques qui, lorsqu'ils se trouvent dans l'obligation de dire quelque chose sur un livre obscène, tendent à prendre l'attitude du : ce n'est pas amusant, c'est seulement ennuyeux. Ainsi Carlyle, dans son essai sur Diderot, parle de lui « écrivant le plus sale et ennuyeux de tous les romans passés, présents et futurs ; prouesse difficile mais malheureusement pas impossible » ; et George Saintsbury, dans History of the French Novel, reconnaît « qu'il faudrait faire un apprentissage très désagréable d'éboueur pour découvrir quelque chose de plus sale et de plus triste » ". En fait, le livre de Diderot est loin d'être ennuyeux. Au contraire, il est plein de vie - dans les idées, le dialogue, les saillies. C'est un livre grivois - peut-être, comme le pense un critique français, les circonstances de la jeunesse désordonnée de Diderot ont-elles eu pour effet de salir son imagination l6 - mais ce n'est pas un livre ennuyeux. La critique la plus honnête s'en trouve sans doute dans une histoire récente de la littérature française : « Leur verve et leur acuité d'observation n'en font pas excuser la gravelure " ».



Diderot sortait un peu de son élément en nous dépeignant les aventures d'un roi et de sa maîtresse ; les hommes de son temps, sensibles aux nuances sociales y étaient particulièrement sensibles. L'abbé Raynal, rendant compte du livre, écrit que « Les Bijoux sont obscurs, mal écrits, dans un mauvais ton et d'un homme qui connaît mal le monde qu'il a voulu peindre. L'auteur est M. Diderot, qui a des connaissances très étendues et beaucoup d'esprit, mais qui n'est pas fait pour le genre dans lequel il vient de travailler l8 ». D'autres critiques contemporains attaquèrent aussi Les Bijoux, bien que l'un des plus hostiles ait reconnu la verve de l'ouvrage. « On ne peut nier, dit ce critique, que ses Bijoux ne disent quelquefois des choses fort sensées ; mais elles sont enveloppées de tant d'expressions et d'images sales et cyniques que l'utilité n'entrera jamais en comparaison avec le danger auquel s'exposerait l'esprit le plus froid en le lisant " ».

Des années après leur publication, Diderot assura Naigeon qu'il regrettait de les avoir écrits : « Il m'a souvent assuré que, s'il était possible de réparer cette faute par la perte d'un doigt, il ne balancerait pas d'en faire le sacrifice à l'entière suppression de ce délire de son imagination M ». Pourtant, il ajouta plus tard deux chapitres à l'édition originale de son roman - la critique interne prouve que cet ajout ne peut pas avoir été antérieur à 1757 ". Et nous pouvons croire avec l'éditeur de Diderot, Maurice Tourneux, que s'il était prêt à sacrifier un doigt « il aurait désiré que ce fût le plus petit, et celui de la main gauche ».



Comme d'ordinaire, Diderot courait des risques. Il était dangereux d'avoir écrit un tel livre et cependant l'identité de l'auteur ne fut bientôt plus un secret dans Paris. La police ne fut pas la dernière à l'apprendre. Un informateur nommé Bonin, personnage fort intéressant qui possédait une presse prétendue clandestine, écrivait au lieutenant général de police, pas plus tard que le 29 janvier 1748, que « Dridot » venait de donner au public Les Bijoux indiscrets et le 14 février 1748, le même informateur écrivait : « C'est le Sr Durand rue Saint-Jacques qui a fait imprimer Les Bijoux indiscrets et qui les vend, il en a acheté la copie de Dridot mille deux cents livres. Ce libraire est fort inquiet, de même que les Srs David et Briasson qui craignent qu'il n'arrive quelque chose à Dridot, ce qui suspendrait le Dictionnaire de Médecine dont Dridot est l'éditeur».



Au même moment, Diderot accroissait les risques qu'il courait déjà en préparant un conte de fées appelé L'Oiseau blanc, conte bleu (un conte bleu était une sorte de récit incroyable et fabuleuX) ». Il était ouvertement inspiré des Mille et une nuits : une sultane, affligée d'insomnie, se fait raconter sept nuits de suite cette histoire d'un effet soporifique certain. L'Oiseau blanc aurait sans doute le même effet sur le lecteur, car ce récit qui raconte les aventures de Genistan, fils de l'empereur du Japon, qu'un sorcier a métamorphosé en pigeon et qui ne retrouvera sa forme première qu'après avoir été touché par la baguette magique de la fée Vérité, est un conte insipide et fade, même s'il reçut en 1907 les honneurs d'une traduction allemande. Il a sans doute été écrit comme une suite des Bijoux indiscrets, car il remet en scène certains de ses personnages, mais il n'a rien du mordant ni de la satire sociale qui distinguent Les Bijoux. On y retrouve quelques lieux communs sur la vérité et sa répugnance à résider dans les cours, mais ces aimables platitudes sont loin de l'audace avec laquelle l'intelligence de Diderot poursuit ordinairement sa recherche de la vérité, dans les développements méthodologiques et scientifiques de son temps. De fait, le contraste entre ce conte et tout ce que Diderot a jamais écrit d'autre est suffisant pour qu'on puisse se demander s'il en est vraiment l'auteur. Il l'a nié lui-même avec insistance, pour ajouter après coup : « Il est d'une dame que je pourrais nommer, puisqu'elle ne s'en cache pas. Si j'ai quelque part à cet ouvrage, c'est peut-être pour en avoir corrigé l'orthographe, contre laquelle les femmes qui ont le plus d'esprit font toujours quelque faute 2! ». Pourtant, Naigeon, en dépit de ce témoignage, a publié L'Oiseau blanc dans l'édition des Ouvres de Diderot en 1798 ; c'en était la première édition. Naigeon, que Diderot avait désigné comme son exécuteur littéraire, devait certainement savoir la vérité. En conséquence, les critiques ont reçu L'Oiseau blanc comme étant de Diderot ou du moins grandement influencé par lui .



Ce roman est en réalité composé d'une manière très anodine. Mais à l'époque, la rumeur s'émut à son sujet car la police, convaincue qu'il renfermait des allusions désobligeantes pour le roi et pour Madame de Pompadour, s'efforça avec obstination d'en remonter la trace. Eu égard à ses mérites littéraires, tout ce que l'on peut dire est que ces tracasseries officielles faisaient à L'Oiseau blanc plus d'honneur qu'il n'en méritait. Les Bijoux indiscrets étaient le genre de livre qui peut porter sérieusement préjudice à la réputation d'érudition d'un homme. Le pire est que Diderot n'avait pas encore une grande réputation à perdre. De son propre aveu, il espérait grâce à ses Mémoires sur différents sujets de mathématiques, auxquels il travaillait au commencement de 1748, « prouver au public que je n'étais pas tout à fait indigne du choix des libraires associés (de l'EncyclopédiE)Z7 ». Il avait entrepris à la même époque la traduction de l'ouvrage monumental de Joseph Bingham, Origines ecclesiasticae, or the Antiquities of the Christian Church, traduction qui ne fut certainement jamais publiée, voire jamais achevée. Il est probable pourtant que Diderot mit à profit dans Y Encyclopédie le savoir qu'il avait puisé chez Bingham : les deux ouvrages sont particufièrement bien informés sur les innombrables hérésies de l'Eglise chrétienne. En 1748 encore, on annonçait avec insistance que Diderot travaillait à une History of the Expéditions of England, mais ce bruit n'était évidemment pas fondé, car l'édition française de la Naval History of England de Thomas Lediard, qui aurait été publiée à Lyon en 1751, n'était pas une traduction de Diderot, mais de P.H. de Puisieux, le mari de la maîtresse de Diderot.



Cette année d'intense activité intellectuelle est marquée par un événement de plus grande importance. Diderot dit lui-même dans sa déclaration de 1749 à la police : « J'ai donné l'Exposition du système de musique de M. Rameau». Cette intéressante remarque - Rameau est le compositeur français le plus important du xvnr siècle, 1' « inventeur » de la basse chiffrée, un musicien dont la musique a gardé sa fraîcheur et sa substance - a posé aux bibliographes le problème de savoir de quel ouvrage il s'agissait. Raynal, à propos des Mémoires sur différents sujets de mathématiques, a fait observer que Diderot était « intime ami avec M. Rameau, dont il doit dans peu de temps publier les découvertes. Ce sublime et profond musicien a donné autrefois quelques ouvrages où il n'a pas jeté assez de clarté et d'élégance. M. Diderot remaniera ces idées, et il est très capable de les mettre dans un beau jour ». Quelque temps après, le même journaliste faisait observer : « Notre très illustre el très célèbre musicien, M. Rameau, prétend avoir découvert le principe de l'harmonie. M. Diderot lui a prêté sa plume pour mettre dans un beau jour cette importante découverte 31 ». Cet ouvrage était peut-être, et même vraisemblablement, la Démonstration du principe de l'harmonie de Rameau (Paris, 1750). D'Hémery, l'inspecteur de police qui avait confisqué La Promenade du sceptique, note dans son journal à la date du 17 février 1752 que les Eléments de musique théorique et pratique suivant les principes de M. Rameau étaient l'ouvre de Diderot .*. Cet ouvrage a cependant toujours été revendiqué par d'Alembert et il est probable que d'Hémery se soit ici trompé. 11 est certain pourtant que Diderot, l'universel, a été associé de quelque façon occulte au plus grand musicien français du siècle ; cette association, d'ailleurs, se détériora fortement quand Rameau commença d'attaquer les articles sur la musique écrits par Rousseau pour l'Encyclopédie..



Les Mémoires sur différents sujets de mathématiques furent publiés en format de luxe par Pissot et Durand (le même Durand qui fut l'un des éditeurs de l'EncyclopédiE) avec six délicieuses gravures, tels ces amours traçant des x sur une feuille de papier, ou fixant les chevilles sur le cylindre d'un orgue mécanique. Comme l'a dit Tourneux, ce volume « est un des plus coquets qu'on ait publiés sur des sujets aussi arides M». La dédicataire, Mme de P***, était probablement Mme de Prémontval, une mathématicienne, épouse d'un mathématicien - et non Mme de Puisieux. Diderot écrivait dans sa dédicace : « J'abandonne la marotte et les grelots pour ne les reprendre jamais».



Les cinq écrits mathématiques sont ainsi présentés par Diderot :



I. Principes généraux de la science du son, avec une méthode singulière de fixer le son, de manière qu'on puisse jouer, en quelque temps et en quelque lieu que ce soit, un morceau de musique exactement sur le même ton ; II. Nouveau compas fait du cercle et de sa développante, avec quelques-uns de ses usages ; III. Examen d'un paradoxe de mécanique sur la tension des cordes (...) ; IV. Projet d'un nouvel orgue (il s'agit de l'article qui avait été publié anonymement l'année précédente dans le Mercure de FrancE) ; V. Lettre sur la résistance de l'air en mouvement des pendules, avec l'examen de la théorie de Newton sur ce sujet.

Les Mémoires sur différents sujets de mathématiques furent très bien accueillis. Le censeur auquel le manuscrit avait été soumis donna le ton. Il souligna que ces mémoires étaient traités « avec beaucoup de sagacité 36». Diderot commençait à se faire un nom. Le Journal des Sçavans écrivait : « M. Diderot (à en juger par cet essaI) est fort en état de donner des solutions savantes, sur les difficultés qui requièrent un calcul épineux et délicat n ». Le Journal de Trévoux, d'obédience jésuite, appelait la poursuite de telles recherches « de la part d'un homme aussi habile et aussi homme d'esprit, que nous paraît l'être M. Diderot, dont nous devons aussi remarquer que le style est aussi élégant, tranchant et naïf, qu'il est vif et ingénieux '" ». Le Mercure de France faisait observer : « Voilà bien des vues nouvelles dans un volume, qui avec la Table ne comprend pas plus de 250 pages. On connaissait déjà l'auteur pour un homme de beaucoup d'esprit. En lisant ces Mémoires, on reconnaîtra qu'il joint à cet avantage celui d'être savant musicien, mécanicien ingénieux, et profond géomètre " ». Rien d'étonnant que l'abbé Raynal pensa le moment venu de modifier l'opinion qu'il avait de cet astre naissant. Au début de son compte rendu sur les Mémoires, il écrit : « Je ne sais si vous avez oui parler d'un M. Diderot, qui a bien de l'esprit et des connaissances fort étendues. II s'est fait connaître par des écrits, la plupart imparfaits, mais remplis d'érudition et de génie».



Un article récent et autorisé sur Diderot mathématicien en vient à cette conclusion que, par ses Mémoires sur différents sujets de mathématiques, notre auteur a prouvé sa compétence et son originalité. De plus, il s'est révélé être bien informé des courants qui se développaient dans ce domaine, spécialement des travaux d'Euler et de d'Alembert. « Il était très familiarisé avec les mathématiques anciennes, à en juger par sa connaissance des idées de Pythagore, d'Aristoxène, de Gassendi, de Halley, de Flamsteed, de Newton et des autres auteurs dont il parle dans ses Mémoires " ». Et Julien Coolidge remarque : « Je ne peux pas abandonner Diderot sans exprimer mon admiration pour l'ouvre mathématique réellement stimulante qu'il a laissée alors qu'il avait des intérêts si vastes et si variés ».



On pourrait supposer qu'avec cet ouvrage, Diderot avait prouvé une fois pour toutes ses compétences mathématiques. Pourtant, par un étrange caprice de la fortune, il fut jugé par une grande partie du public anglais comme un plaisantin des mathématiques. Quelque vingt-cinq ans après que Diderot eut publié ces études mathématiques, une histoire faisait le tour de Berlin à propos d'une plaisanterie qui peut (ou ne peut paS) avoir été faite à ses dépens pendant le voyage qu'il fit à Saint-Pétersbourg. D'après cette histoire, un philosophe russe se proposa de démontrer algébriquement à Diderot l'existence de Dieu. En présence de la cour, avec l'approbation tacite de l'impératrice, nous dit-on, le philosophe russe s'étant approché gravement de Diderot, lui dit du ton de la conviction : « Monsieur, = x ; donc Dieu existe. Répondez ».

Diderot, voulant prouver la nullité et l'ineptie de cette prétendue preuve, devina à l'attitude des courtisans qu'on se divertissait à ses dépens et que toute la compagnie était complice. La source berlinoise de ce récit n'a pas dit quelle avait été la réplique de Diderot, mais on prétend que cette mésaventure fit craindre au philosophe qu'on ne lui en réservât d'autres et le convainquit que le climat intellectuel de la Russie ne lui convenait guère ; en conséquence de quoi il annonça bientôt son intention de rentrer en France 4î.

Avec le temps, la substance de ce récit a été déformée et elle est souvent citée par les auteurs d'ouvrages de vulgarisation comme une illustration du sort affreux qui attend tout homme ignorant des mathématiques. L'anecdote fut publiée en 1867 et en 1872 par un auteur anglais, De Morgan, avec des additions gratuites ; la première stipulait que le philosophe russe en question n'était autre qu'Euler, la seconde ajoutait que l'algèbre était de l'hébreu pour Diderot ". Bell, dans ses Men of Mathematics, rapporte le récit déformé de De Morgan, avec cette seule variation que « toutes les mathématiques étaient du chinois pour Diderot4! ». Lancelot Hogben commence ses Mathematics for the Million sur la même anecdote dramatique, sa variante indiquant que « l'algèbre était de l'arabe pour Diderot». La déformation de cette malheureuse histoire a été relevée par trois érudits contemporains ; l'un d'eux ajoute, faisant allusion aux inventions de De Morgan, Bell et Hogben, « telle est l'histoire ; fort bonne histoire au demeurant, sinon qu'elle n'est pas vraie " ».



A mesure que Diderot avançait en âge, il perdait la foi en l'immortalité chrétienne ; il mit alors son espoir dans le sort réservé à ceux dont les actions s'inscrivent dans la mémoire de la postérité. S'il avait pu deviner que le « troufïion » de la postérité, au moins dans les pays de langue anglaise, se souviendrait surtout aujourd'hui de lui comme d'un analphabète des mathématiques, il aurait été tenté de reprendre son pari.








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Denis Diderot
(1713 - 1784)
 
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