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CHANGER LA FAÇON GÉNÉRALE DE PENSER


Poésie / Poémes d'Denis Diderot





Pendant les derniers mois de 1755, Diderot ne se portait pas bien. A la fin de septembre, il parlait de sa maladie dans une lettre à Caroillon, de Langres : « J'ai été et je suis encore bien mal dans mes affaires. J'ai eu la poitrine toute entreprise. Toux sèche. Sueurs terribles. Difficulté de parler et de respirer. Mais cela va beaucoup mieux, moyennant un eruel remède : du pain, de l'eau et du lait pour toute nourriture. Du lait le matin, du lait à midi, du lait à goûter, du lait à souper. C'est bien du lait ! ' ». Dans des circonstances aussi défavorables - et pour la plupart des Français, c'est un véritable désagrément d'avoir tant besoin de lait - Diderot continua d'éditer l'Encyclopédie et d'y donner des articles. Il composa en particulier pour le volume V l'article « Encyclopédie » pendant cette période difficile. Rousseau écrit que cet article fait l'« admiration de tout Paris » et poursuit en ces termes : « Et ce qui augmentera votre étonnement, quand vous le lirez, c'est qu'il l'a fait étant malade ! ».





Malgré cette maladie, le volume V fut livré aux souscripteurs dans les premiers jours de novembre », Comme ses frères, c'était un pesant infolio d'un millier de pages et plus, qui conduisait l'alphabet jusqu'à Esy. Sa page de titre faisait état des nouvelles distinctions de d'Alembert et mentionnait qu'il était membre de l'Académie française, de l'Académie royale des belles-lettres de Suède et de l'Institut de Bologne. Comme d'ordinaire, les nouveaux collaborateurs étaient accueillis dans son giron, particulièrement Voltaire dont les articles « Elégance », « Eloquence » et « Esprit » étaient non seulement élégants mais encore concis, qualité qui ne caractérise pas toujours le contenu de l'Encyclopédie.



Une fois encore, un long mémoire de d'Alembert formait l'Avertissement. Il était consacré à Montesquieu, mort en février 1755. Notons incidemment que Diderot fut le seul homme de lettres présent aux funérailles '. Montesquieu ne s'était jamais engagé très sérieusement dans la cause de l'Encyclopédie, mais - avec la propension française à transformer des obsèques en capital politique - les éditeurs se l'approprièrent. C'était justifié puisque Montesquieu était un de leurs collaborateurs ; il avait écrit l'article « Goût », morceau plutôt médiocre. La postérité a coutume de considérer l'auteur de L'Esprit des lois avec beaucoup de vénération, comme l'ont fait par exemple les collaborateurs des Federalist Papers *, mais dans son temps et dans son pays les conservateurs regardaient Montesquieu avec une grande désapprobation parce qu'il leur semblait trop enclin à parler de la nature de la liberté et à prétendre qu'il n'y avait que bien peu de liberté en France. Sa façon positive et événementielle, bien plus que théologique, d'aborder l'étude de l'histoire et de la politique, offensait grand nombre de personnes. Aux yeux des conservateurs, Montesquieu faisait figure de libéral ; il n'est donc pas étonnant que les encyclopédistes aient eu envie de se l'approprier. Ce qu'ils firent non seulement dans l'Avertissement, mais aussi dans le corps de l'article « Eclectisme », de Diderot, avec comme d'ordinaire un passage soudain de l'objectif au particulier qui semble déplacé dans un ouvrage de référence, mais qui est probablement l'une des causes principales du succès de cet article. Après avoir parlé d'un ton chagrin des négligences de la société et des injures qu'elle fait au génie, il ajoutait : « J'écrivais ces réflexions, le 11 février 1755, au retour des funérailles d'un de nos plus grands hommes, désolé de la perte que la nation et les lettres faisaient en sa personne, et profondément indigné des persécutions qu'il avait essuyées ' ».

Un des principaux articles du volume V était un article de Diderot sur le « Droit naturel ». C'était un sujet digne des grands juristes de la loi naturelle du siècle précédent, comme Grotius et Pufendorf, de sorte qu'un philosophe politique de haute compétence a pu dire, avec quelque justification, que l'article de Diderot était « une fleur de rhétorique avec des idées conventionnelles 6 ». C'était un sujet difficile à discuter avec franchise dans la France du XVIIIe siècle. Diderot le discuta. Son article, dans la tradition de l'école de la loi naturelle, contribua à répandre des idées qui inspirèrent plus tard des documents comme la Déclaration d'indépendance et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Diderot parle de la dignité de l'homme et, en 1755, de ses « droits inaliénables 7 » ; il se réfère fréquemment à la « volonté générale ». Ces mots ont été si profondément associés à Jean-Jacques Rousseau et à son idée de contrat social que l'usage qu'en avait fait antérieurement Montesquieu dans L'Esprit des lois paraît avoir été généralement oublié *. Dans le volume V de l'Encyclopédie, Diderot dans son article « Droit naturel » et Rousseau dans son article « Economie » emploient ce terme avec la même gamme de significations que l'on retrouvera sept ans plus tard dans Le Contrai social '. C'est ainsi que Diderot écrit : « Les volontés particulières sont suspectes ; elles peuvent être bonnes ou méchantes, mais la volonté générale est toujours bonne ; elle n'a jamais trompé ; elle ne trompera jamais (...) ; la volonté générale n'erre jamais '" ». II est donc possible que l'un des deux ait emprunté ce terme à l'autre, mais on ne sait lequel ". De toute façon, lorsqu'on commence à user de mots comme « volonté générale », la notion de souveraineté populaire n'est pas loin. Comme Jaucourt a eu le courage de l'écrire, et Diderot de le publier dans l'article « Gouvernement »: « Tout pouvoir souverain légitime doit émaner du libre consentement du peuple».



De semblables articles étaient prophétiques. Soulignons que le volume V osait publier à nouveau les articles politiques libéraux qu'on avait si sévèrement reprochés à Diderot quand il avait écrit et publié son article « Autorité » dans le volume I. Son article, « Droit naturel », celui de Rousseau sur l'« Economie » et celui de Jaucourt sur I'« Egalité naturelle » exposent des idées qui laissent déjà pressentir 1776 et 1789. L'importance de leur publication dans l'Encyclopédie n'échappa d'ailleurs pas aux contemporains. Si l'on est tenté de supposer que les opinions politiques exprimées dans l'Encyclopédie étaient trop hésitantes et timides pour être anodines, qu'on se rappelle les mots qu'écrivait en 1768 un journaliste britannique, dans lesquels s'opposent le libéralisme d'un esprit généreux et la jalousie d'un Anglais devant le progrès de la France : « Il nous faut pareillement observer, à l'honneur des auteurs qui conduisent les destinées de l'Encyclopédie, que la même liberté de sentiment que l'on observe dans la partie philosophique de cet ouvrage se retrouve aussi dans la partie politique. En bref, qui prend la peine de combiner les différents articles politiques découvrira qu'ils forment un noble système de liberté civile : et bien qu'en tant qu'Anglais nous puissions n'avoir aucune raison de nous réjouir de la perspective de voir s'établir progressivement un tel système chez nos rivaux, pourtant, en tant qu'amis des droits de l'humanité, nous sommes enchantés de voir un système aussi généreux répandre en tous lieux son influence " ».

Quant à la philosophie économique de l'Encyclopédie, nulle part elle n'est mieux représentée que dans le long article sur l'« Epargne » écrit par un obscur directeur de pensionnat appelé Faiguet. Si l'on évoque Benjamin Franklin, par exemple, il est extraordinaire que ce morceau ait été publié en 1755, dans une société monarchique et aristocratique, car les valeurs qu'il prêche sont celles de la classe moyenne, fort éloignées de celles de la noblesse. Il y a quelque chose de symbolique dans l'insignifiance propre à M. Faiguet. Il n'a point de visage, ce qui fait de lui le meilleur représentant d'une classe, celle qui a fait la Révolution française ; une classe qui, comme lui, voyait en l'épargne une vertu cardinale et, comme lui, réclamait la cessation des restrictions à la production entraînées par les corporations médiévales ; l'abolition des brevets d'apprentissage et des droits de compagnonnage ; la fin du colbertisme « en levant les obstacles qu'on trouve à chaque pas sur le transport et le débit de marchandises et denrées » ; il désirait enfin la suppression des « trois quarts de nos fêtes ». Faiguet s'intéressait fort à la question de la main d'ceuvre ; il voulait que l'Etat contingentât le nombre des gens d'Eglise. Il pensait que l'épargne serait encouragée par l'imposition de limitations plus sévères au commerce des débits de boisson. « Les cabarets, toujours ouverts, dérangent si bien nos ouvriers, qu'on ne peut d'ordinaire compter sur eux, ni voir la fin d'un ouvrage commencé ». 11 encourageait l'institution de bureaux de prêt publics qui pourraient aussi servir de banques de dépôts. « Par là on ferait circuler dans le public une infinité de sommes petites ou grandes qui demeurent aujourd'hui dans l'inaction ». Faiguet était très opposé au luxe dont il imputait le goût à la mauvaise éducation de son temps. « Rien ne devrait être plus recommandé aux jeunes gens que cette habitude vertueuse (de l'épargnE), laquelle deviendrait pour eux un préservatif contre le vice (...). On a fondé en mille endroits des prix d'éloquence et de poésie ; qui fondera parmi nous des prix d'épargne et de frugalité " ? » Faiguet mérite l'immortalité : il est la voix désincarnée de la bourgeoisie ascendante.



Parmi les articles descriptifs sur la manufacture ou les procédés artistiques, que Diderot écrivit pour le volume V, on trouve les articles « Eau de vie » et « Email ». Dans le dernier, il introduit sa note personnelle en mentionnant un certain artiste et en disant : « Je me fais l'honneur d'être l'ami de ce dernier " ». D'Alembert aussi s'offre le luxe dans ce volume de faire de temps en temps des remarques personnelles, témoins l'éloge des Pensées sur l'interprétation de la nature de Diderot ou la critique impitoyable du journal janséniste clandestin Les Nouvelles ecclésiastiques. De l'auteur anonyme de cet Ouvrage, d'Alembert écrivait : «... vraisemblablement (iL) pourrait se nommer sans être plus connu ls ». Il y avait encore dans le volume V, pour citer quelques exemples, un intéressant article sur le « Droit de copie » écrit par David, un des libraires de l'Encyclopédie, et un article de Boucher d'Argis sur le « Duel ». Un article d'un intérêt très original pour les économistes sur la façon de fabriquer 1' « Epingle » avait été fourni par un jeune ami de Diderot et de Rousseau, Deleyre. Deleyre dénombre dix-huit opérations distinctes dans la fabrication d'une épingle suivant la façon habituelle de l'Encyclopédie de décrire méticuleusement les procédés de fabrication. Cet article nous donne le moyen déjuger combien l'influence de l'Encyclopédie s'était répandue, même si elle n'était pas toujours reconnue. Ce n'est certainement pas une simple coïncidence si, dans le premier chapitre de Wealth of Nations, Adam Smith illustre sa doctrine sur la division du travail en choisissant l'exemple devenu célèbre de la banale épingle : « Un homme étire le fil, un autre le raidit, un troisième le coupe, un quatrième l'épointe, un cinquième le meule au sommet pour placer la tête ; faire cette tête demande deux ou trois opérations différentes : la placer est un travail particulier ; blanchir l'épingle en est un autre ; c'est même une besogne distincte que de placer les épingles dans leur enveloppe de papier ; l'importante affaire de fabriquer une épingle se divise de cette manière en quelque dix-huit opérations distinctes... " » Dans le volume V, Diderot continuait de publier de longs et importants articles sur l'histoire de la philosophie, tel celui sur les « Eléates ». Nul doute que Diderot consacra un espace aussi généreux aux chefs de cette école parce que leur enseignement était matérialiste '". De même, l'article « Epicurisme » était long, détaillé et plein de précisions bien qu'il prétendît ne rien faire de plus que de laisser Epicure parler de lui-même ". L'article « Egyptiens » fournit à Diderot l'occasion de déclarer que Moïse était un disciple des prêtres égyptiens et par là de saper l'affirmation des chrétiens orthodoxes comme quoi les livres de Moïse nous décrivent l'homme originel et les sociétés les plus anciennes. II pouvait aussi parler sans égard des prêtres en général tout en paraissant n'avoir en vue que la classe sacerdotale de l'Egypte païenne.



Les écrivains du siècle des Lumières soulignaient volontiers l'antiquité des Egyptiens, thème qu'ils paraissent avoir emprunté à Lord Shaftesbury. Ce thème séduisait particulièrement les philosophes parce qu'il leur permettait d'exprimer leur aversion pour la religion révélée en insinuant que les lois de Moïse étaient des emprunts culturels n. C'est ainsi que les nécessités de la polémique donnèrent aux opinions des philosophes un tour fortuitement antijuif. C'est un champ dans lequel l'enjoué Voltaire aimait à gambader. De même l'Encyclopédie fit de son mieux pour attaquer l'affirmation orthodoxe selon laquelle le Penta-teuque fournissait la seule explication acceptable et fiable des origines de l'histoire. A cause de cette nécessité dialectique, Diderot et ses collègues se montrèrent injustes envers les juifs, surtout parce qu'ils étaient insuffisamment informés. Diderot, qui écrivit l'article « Juifs, philosophie des » en 1754, aurait été plus exact, dit M. Sànger dans la monographie qu'il a consacrée à ce sujet, s'il avait consulté des rabbins 2Î. En second lieu, l'injustice des philosophes tenait à leur inaptitude à estimer le génie religieux et les conceptions religieuses de tout groupe humain. Dans ce domaine de l'expérience humaine, le siècle des Lumières devait être frappé d'astigmatisme. C'est ainsi que Diderot en arriva à faire cette observation extrêmement peu amène : « Il ne sera pas inutile d'avertir le lecteur qu'on ne doit pas s'attendre à trouver chez les juifs de la justesse dans les idées, de l'exactitude dans le raisonnement, de la précision dans le style ; en un mot, tout ce qui doit caractériser une saine philosophie. On n'y trouve au contraire qu'un mélange confus des principes de la raison et de la révélation, une obscurité affectée, et souvent impénétrable, des principes qui conduisent au fanatisme, un respect aveugle pour l'autorité des docteurs et pour l'antiquité; en un mot, tous les défauts qui annoncent une nation ignorante et superstitieuse».



L'article « Eclectisme » était précieux pour le biographe parce qu'il permettait de percevoir ce que Diderot pensait de lui-même. Article long et fort prolixe, il était fréquemment illuminé par des éclairs de jugements de valeur ou par des remarques d'un caractère très subjectif. Non content de définir ce qu'était un éclectique, Diderot estimait très clairement qu'il en était un. Car il n'avait certainement pas l'intention de s'exclure de la compagnie qu'il décrivait dans ses premières lignes : « L'éclectique est un philosophe qui, foulant aux pieds le préjugé, la tradition, l'ancienneté, le consentement universel, l'autorité, en un mot tout ce qui subjugue la foule des esprits, ose penser de lui-même, remonter aux principes généraux les plus clairs, les examiner, les discuter, n'admettre rien que sur le témoignage de son expérience et de sa raison ; et de toutes les philosophies qu'il a analysées sans égard et sans partialité, s'en faire une particulière et domestique qui lui appartienne ». Diderot affirme ensuite ce que soulignent tous les éclectiques, à savoir qu'ils ne sont pas des syncrétistes, terme d'opprobre que tout éclectique applique à l'éclectisme qui n'est pas le sien. « Rien n'est si commun que des syncrétistes ; rien si rare que des éclectiques ». Puis il parle fort longuement des éclectiques chez les Anciens et trouve son meilleur exemple chez Julien l'Apostat (il est étonnant que la censure ait autorisé la seule mention de l'empereur Julien dans un contexte qui pouvait s'interpréter favorablemenT). Les éclectiques modernes - soulignait Diderot avec insistance - étaient ceux qui cultivaient la philosophie expérimentale. « L'éclectisme, cette philosophie si raisonnable, qui avait été pratiquée par les premiers génies longtemps avant que d'avoir un nom, demeura dans l'oubli jusqu'à la fin du xvic siècle. Alors la nature (...) produisit enfin quelques hommes jaloux de la prérogative la plus belle de l'humanité, la liberté de penser par soi-même ; et l'on vit renaître la philosophie éclectique sous Jordanus Brunus de Noie, Jérôme Cardan, François Bacon de Vérulam, Thomas Campanella, René Descartes, Thomas Hobbes (...), Guillaume Leibniz... a ». Diderot faisait manifestement l'appel des noms au milieu desquels il espérait passer à la postérité.



L'article le plus important des dix-sept volumes de l'Encyclopédie était probablement l'article « Encyclopédie » de Diderot. De par la richesse de ses considérations sur l'utilité d'une encyclopédie, sur ses relations avec le langage, les sciences, la connaissance en général, l'article de Diderot était comparable par sa signification et sa portée au Discours préliminaire de d'Alembert. Ils montraient tous les deux la même foi dans le progrés, foi qui est l'un des principaux credos de l'évangile des philosophes. « En effet, écrit Diderot dans le premier paragraphe, le but d'une encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre (...) afin que nos neveux, devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux, et que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain ».



Il y avait un mystère concernant l'impression de cet article, car il avait paru avec des numéros de pages sur les pages de droite, mais sans pagination sur les pages de gauche. Ce qui faisait qu'il y avait trente et une pages entre les pages 633 et 649 et que le lecteur, naturellement, s'interrogeait. Se pouvait-il qu'un article deux fois plus court ait été soumis à la censure puis qu'un autre deux fois plus long ait été inséré à sa place ? Ou bien la maladie de Diderot avait-elle retardé la composition de cet article ? Peut-être avait-il fallu faire la mise en page avant que l'article ne fût prêt. Cet article était peut-être deux fois plus long que prévu, nécessitant ainsi ce procédé peu courant?



L'article « Encyclopédie » était en soi un petit livre - quelque trente-quatre mille mots. « Voilà les premières idées qui se sont offertes à mon esprit, conclut Diderot, sur le projet d'un Dictionnaire universel et raisonné de la connaissance humaine : sur sa possibilité, sa fin, ses matériaux, le style, la méthode, les renvois, la nomenclature, le manuscrit, les auteurs, les censeurs, les éditeurs et la typographie ». On peut bien imaginer qu'en déployant si largement son filet, Diderot ait attrapé beaucoup de poissons. Dans la première partie de son article, par exemple, il s'étendait longuement sur des problèmes de linguistique. Impressionné par la difficulté des définitions exactes, il employait davantage le langage d'un savant que celui d'un artiste créateur, conscient que les mots sont des symboles ou des hiéroglyphes dont le sens ne peut être complètement fixé. Car il savait que l'accroissement des connaissances nécessitait l'élargissement et une plus grande précision du vocabulaire et il espérait que que l'Encyclopédie, ou une entreprise semblable, pourrait favoriser la fixation du langage. Ce travail devrait être très vaste et comporter, outre tous les aspects de la définition, une analyse des sons et une réforme drastique de l'orthographe, grâce à laquelle l'écriture deviendrait complètement phonétique. Pour illustrer son propos, il comparait la traduction phonétique d'un vers grec en français et en anglais ordinaires et aboutissait à quelque chose qui ressemblait de fort près à l'alphabet de l'« International Phonetic Association ». Diderot peut donc être considéré comme un des pionniers de la science naissante de la linguistique, bien qu'un expert moderne ait fait observer que « pour un théoricien de la linguistique, son esprit était d'une nature trop météorique pour se soumettre à cette patiente discipline, cette laborieuse exploration des faits linguistiques, qui, seule, est capable de poser les bases d'une science du langage».



Diderot désarma les critiques de l'Encyclopédie en reconnaissant avec candeur ses défauts. Il invitait d'abord son lecteur à se rendre compte des problèmes soulevés par le maintien d'un équilibre et d'une proportion adéquats entre les innombrables articles de l'ouvrage. Quand bien même un seul homme aurait pu écrire chaque article, le problème serait encore formidable. « Et celui qui aura cru prendre, avec ses différents collègues, des précautions telles que les matériaux qui lui seront remis cadreront à peu près avec son plan est un homme qui n'a nulle idée de son objet, ni des collègues qu'il s'associe ! » Quelques articles seront trop laconiques, d'autres trop prolixes. « La preuve en subsiste en cent endroits de cet ouvrage (...). Dans un endroit, nous ressemblons à des squelettes ; dans un autre, nous avons un air hydropique : nous sommes alternativement nains et géants, colosses et pygmées ; droits, bien faits et proportionnés, bossus, boiteux et contrefaits ». Quant à la prolixité de certains articles, l'émulation entre collaborateurs suscitait la rédaction de dissertations au lieu d'articles. Le temps et les éditions subséquentes auraient raison de cela. « Mais, en général, les inventions et les idées nouvelles introduisant une disproportion nécessaire, et la première édition étant celle de toutes qui contient le plus de choses, sinon récemment inventées du moins aussi peu connues que si elles avaient ce caractère, il est évident (...) que c'est l'édition où il doit régner le plus de désordre ; mais qui, en revanche, montrera à travers ses irrégularités un air original qui passera difficilement dans les éditions suivantes».



Diderot n'était pas assez fat pour supposer que l'Encyclopédie ne serait point surpassée. « Si notre dictionnaire est bon, combien il produira d'ouvrages meilleurs ». Sans cesse, il revient sur la nécessité d'éditions nouvelles et déclare explicitement que « la première édition d'une encyclopédie ne peut être qu'une compilation très informe et très incomplète ». Ces aveux - et ceux qu'il faisait sur la trop grande longueur ou brièveté de certains articles - furent promptement repris par ses ennemis, encore que cette autocritique eût plutôt rehaussé que diminué l'estime que les critiques impartiaux portaient à l'ouvrage. Diderot n'éprouva jamais de doutes sur le projet lui-même et en parle constamment avec l'air de victoire d'un homme qui croit que la diffusion du savoir rendra l'humanité meilleure et plus heureuse.

A l'occasion, dans ce long article, Diderot permet à son lecteur d'entrevoir quelques-uns des problèmes éditoriaux qu'il a eu à résoudre. « J'examine notre travail sans partialité ; je vois qu'il n'y a peut-être aucune sorte de faute que nous n'ayons commise ; et je suis forcé d'avouer que d'une Encyclopédie telle que la nôtre, il en entrerait à peine les deux tiers dans une véritable Encyclopédie. C'est beaucoup, surtout si l'on convient qu'en jetant les premiers fondements d'un pareil ouvrage, l'on a été forcé de prendre une base, un mauvais auteur, quel qu'il fût, Chambers, Alstedius, ou un autre. Il n'y a presque aucun de nos collègues qu'on eût déterminé à travailler, si on lui eût proposé de composer à neuf toute sa partie ; tous auraient été effrayés, et l'Encyclopédie ne se serait point faite. Mais en présentant à chacun un rouleau de papier, qu'il ne s'agissait que de revoir, corriger, augmenter, le travail de création, qui est toujours celui qu'on redoute, disparaissait, et l'on se laissait engager par la considération la plus chimérique ; car ces lambeaux décousus se sont trouvés si incomplets, si mal composés, si mal traduits, si pleins d'omissions, d'erreurs et d'inexactitudes, si contraires aux idées de nos collègues, que la plupart les ont rejetés. Que n'ont-ils eu tous les même courage (...) Que de temps perdu à traduire de mauvaises choses ! que de dépenses pour se procurer un plagiat continuel » " ! « Ailleurs, Diderot faisait des remarques sur la propension de ses collègues à citer des vers, inclination qu'il condamnait sauf dans les articles littéraires ; sur la prolixité de ses confrères encouragés, sinon justifiés, par celle de leur éditeur ; sur la difficulté et l'importance de garder un équilibre convenable ; sur l'impossibilité que le manuscrit complet soit remis avant que ne commence l'impression, fut-ce au prix de bévues et d'omissions dans les renvois ; enfin sur la difficulté très particulière d'obtenir des informations exactes et détaillées dans le domaine des arts et des métiers " ». A propos de cette dernière difficulté, il écrivait : « Mais comme les arts ont été l'objet principal de mon travail, je vais m'expliquer librement, et sur les défauts dans lesquels je suis tombé, et sur les précautions qu'il y aurait à prendre pour les corriger. Celui qui se chargera de la matière des arts ne s'acquittera point de son travail d'une manière satisfaisante pour les autres et pour lui-même, s'il n'a profondément étudié l'histoire naturelle, et surtout la minéralogie ; s'il n'est excellent mécanicien ; s'il n'est très versé dans la physique rationnelle et expérimentale, et s'il n'a fait plusieurs cours de chimie " ».



Dans le cas de Diderot, ces exigences rigoureuses étaient plus que des suggestions, il suivait fidèlement alors les conférences et les démonstrations données au Jardin du Roi par Rouelle, le premier chimiste français de l'époque. Pendant trois années consécutives, Diderot suivit ses leçons, et les copies des notes qu'il prit alors existent toujours ". Il fit de plus un portrait très révélateur et engageant de ce savant honnête et excentrique.



S'étant étendu sur toutes les qualités qui doivent être celles de l'homme qui espère décrire les arts et les métiers, Diderot invoquait la difficulté d'obtenir des informations dans ce domaine : celui qui voudra corriger les articles sur les arts « ne tardera pas à s'apercevoir que, malgré tous les soins que nous nous sommes donnés, il s'y est glissé des bévues grossières (voir l'article « Brique ») et qu'il y a des articles entiers qui n'ont pas l'ombre du sens commun (voir l'article « Blanchisserie de toiles ») ; mais il apprendra, par son expérience, à nous savoir gré des choses qui seront bien, et à nous pardonner celles qui seront mal. C'est surtout quand il aura parcouru pendant quelque temps les ateliers, l'argent à la main, et qu'on lui aura fait payer bien chèrement les faussetés les plus ridicules, qu'il connaîtra quelle espèce de gens ce sont que les artistes, surtout à Paris, où la crainte des impôts les tient perpétuellement en méfiance, et où ils regardent tout homme qui les interroge avec quelque curiosité comme un émissaire des fermiers généraux, ou comme un ouvrier qui veut ouvrir boutique " ».

C'est dans cet article que les souscripteurs entendirent parler pour la première fois des planches qui devaient illustrer l'ouvrage et dont aucune n'avait encore été publiée. Diderot annonçait : « Nous avons environ mille planches. » Le livre de comptes des libraires témoigne que l'on s'activait fort de ce côté et que les débours avaient commencé en 1748. En 1751, débutèrent des paiements très fréquents et très substantiels, particulièrement au bénéfice d'un homme appelé Goussier qui fit, en fin de compte, les gravures de plus de neuf cents des planches achevées ". Elles étaient, d'ailleurs, d'une qualité exceptionnelle. « Malgré le nombre prodigieux de figures qui les remplissent, nous avons eu l'attention de n'en admettre presque aucune qui ne représentât une machine subsistante et travaillant dans la société. Qu'on compare nos volumes avec le recueil si vanté de Ramelli (1588), le théâtre des machines de Leupold (Theatrum machinarum, 1724-1727) ou même les volumes des machines approuvées par l'Académie des sciences, et l'on jugera si, de tous ces volumes fondus ensemble, il était possible d'en tirer vingt planches dignes d'entrer dans une collection telle que nous avons eu le courage de la concevoir et le bonheur de l'exécuter. Il n'y a rien ici ni de superflu, ni de suranné, ni d'idéal : tout y est en action et vivant».



C'était la première fois - mais non la dernière - que les planches faites pour l'Encyclopédie et pour l'Académie royale des sciences étaient opposées et comparées. En 1675, Colbert avait demandé à l'Académie royale de publier une série d'illustrations et d'explications sur les machines utilisées dans les arts et les métiers ". La préparation de ces dessins et gravures fut poursuivie sporadiquement pendant des dizaines d'années, sous la responsabilité principale de Réaumur. Il résulta de ce long retard que l'Encyclopédie fut annoncée et sa publication fort avancée avant que l'Académie des sciences, aiguillonnée par la concurrence, ne finît par publier, en 1761, son premier fascicule sur le charbon de bois.



Pendant ce temps, Diderot et les libraires de l'Encyclopédie s'étaient procuré, pour examen et comparaison, des copies de bon nombre de planches de l'Académie, gravées mais non encore publiées. C'est ce que dit Diderot dans le passage qui vient d'être cité et il n'aurait vraisemblablement pas attiré l'attention sur son procédé, et de façon si officielle, s'il avait supposé qu'il y eût là quelque chose de malhonnête *. C'est pourtant ce que pensaient Réaumur et aussi Formey, qui à la même époque caressait le projet d'éditer lui-même une encyclopédie *'. Il avait apparemment écrit à Réaumur pour s'informer des planches, car ce dernier lui répondit le 23 février 1756 : « J'ai fait graver plus de cent cinquante pages in-folio qui sont des tableaux agréables, et j'en ai beaucoup d'autres qui ne sont que dessinées. J'aurais pu faire retentir mes cris dans tout le monde littéraire du vol qui m'a été fait des premières, et prendre des voies de m'en faire rendre justice. L'infidélité et la négligence de mes graveurs dont plusieurs sont morts ont donné la facilité à gens peu délicats sur les procédés de rassembler des épreuves de ces planches ; et on les a fait graver de nouveau pour les faire entrer dans le dictionnaire encyclopédique. J'ai appris un peu tard que le fruit d'un travail de tant d'années m'avait été enlevé. J'ai mieux aimé paraître l'ignorer que de troubler mon repos en revendiquant mon bien ». Il n'avait abordé le sujet qu'une seule autre fois, poursuivait Réaumur, c'était dans une lettre qu'il écrivit à son ami le métaphysicien allemand Christian Wolff, mort alors depuis deux ans.



Il est difficile d'apprécier la turpitude morale que représente cet incident. Si Réaumur était convaincu qu'un vol grave avait été commis, comment se fait-il qu'il le considérât comme une affaire qui ne regardait que lui et non pas l'Académie des sciences ? De plus il s'en explique par lettre à des savants étrangers, mais prend bien soin de n'en rien dire en France, alléguant son désir de préserver la paix de son esprit. Si un vol avait été vraiment commis, une enquête était certainement en cours. Et c'est là, précisément, ce que demandèrent les libraires de l'Encyclopédie aussitôt que l'accusation de vol et de plagiat fut rendue publique en 1759, deux ans après la mort de Réaumur. Résultat, la commission officielle de V Académie des sciences attesta : « Nous n'avons rien reconnu (dans les gravures de l'EncyclopédiE) qui ait été copié d'après les Planches de M. de Réaumur " ». Il est certain que Diderot et ses libraires ont eu en leur possession quelques-unes des épreuves des planches de l'Académie des sciences : Diderot était donc dans l'incapacité de revendiquer la possession des originaux des belles illustrations des procédés de chaque art et métier. Les deux ouvrages utilisaient ces dessins et l'Académie des sciences avait tous les droits d'en réclamer la priorité. Mais, à moins d'une intention avérée de la frustrer de ses droits, il ne pouvait y avoir aucune turpitude morale à posséder quelques épreuves, propriété d'une entreprise languissante commencée soixante-quinze ans auparavant et qui n'avait encore annoncé aucun projet de publication.



Diderot discutait dans l'article « Encyclopédie » de son système de renvois avec une franchise étonnante. II expliquait longuement la relation organique des sujets que les éditeurs espéraient mettre en lumière par l'emploi judicieux des renvois et, pour notre surprise, il décrivait avec une entière candeur l'intention idéologique du système de l'Encyclopédie-Lés renvois pouvaient être employés, écrivait-il, pour opposer des principes antagonistes et rejeter des opinions ridicules qui ne pouvaient être attaqués de front : « L'ouvrage entier (des renvoiS) en recevrait une force interne et une utilité secrète, dont les effets sourds seraient nécessairement sensibles avec le temps. Toutes les fois, par exemple, qu'un préjugé national mériterait du respect, il faudrait, à son article particulier, l'exposer respectueusement, et avec tout son cortège de vraisemblance et de séduction ; mais renverser l'édifice de fange, dissiper un vain amas de poussière, en renvoyant aux articles où des principes solides servent de base aux vérités opposées. Cette manière de détromper les fiommes opère très promptement sur les bons esprits ; et elle opère infailliblement et sans aucune fâcheuse conséquence, secrètement et sans éclat sur tous les esprits. C'est l'art de déduire tacitement les conséquences les plus fortes. Si ces renvois de confirmation et de réfutation sont prévus de loin, et préparés avec adresse, ils donneront à une encyclopédie le caractère que doit avoir un bon dictionnaire ; ce caractère est de changer la façon commune de penser».



Il paraît clair qu'en parlant de « préjugé national », Diderot avait en vue la religion établie en France. Sa déclaration à propos de l'usage qu'il pouvait faire de ses renvois devait naturellement avoir des répercussions. Elle causa une animosité considérable, comme le fit aussi une remarque faite incidemment par Diderot, qui amena l'archevêque de Paris à écrire à Malesherbes : « Je joins à ma lettre une note de ce qu'on Ut, dans le cinquième volume du dictionnaire encyclopédique, page 635, au mot Encyclopédie. Vous y verrez qu'on y parle d'une manière très indécente de la Sorbonne en assurant qu'elle ne pourrait fournir à l'Encyclopédie que de la théologie, de l'histoire sacrée, et des superstitions. C'est attaquer la religion même que de regarder la science de la religion comme une source de superstitions ; il est bien fâcheux que les censeurs n'aient pas aperçu une pareille faute, et j'espère que vous voudrez bien donner les ordres nécessaires pour qu'elle soit corrigée ou du moins réparée 46 ». Et en un sens des excuses furent faites. On peut lire dans la liste des errata du volume VI que le passage en question, « que, contrairement aux intentions, quelques personnes ont trouvé ambigu », devait se lire de la théologie, de l'histoire sacrée, et l'histoire des superstitions. Les explications de Diderot, qui rendent en réalité ses mobiles originaux plus mystérieux que jamais, ne manifestent point un vif repentir.

Naturellement, quand Diderot se permettait de parler ainsi de la Sorbonne, il pensait aux ennuis que s'était attirés l'abbé de Prades. Ce n'est là qu'un exemple de la façon dont l'article « Encyclopédie » lui servait à exprimer ses rancunes, ses goûts et ses ambitions personnels. Il s'en prenait au début et à la fin de son long article aux jésuites et à leur Dictionnaire de Trévoux ; il déclare avec agressivité que « parmi ceux qui se sont érigés en censeurs de l'Encyclopédie il n'y en a presque pas un qui qui eût les talents nécessaires pour l'enrichir d'un bon article » ; il gourmandait l'Académie française pour n'avoir pas terminé son dictionnaire et laissait entendre qu'il serait capable de le faire, s'il en était membre ; il éclatait en louanges en faveur d'un ami personnel : « O ! Rousseau, mon cher et digne ami !» ; il se vantait d'avoir appris à ses concitoyens à estimer et à lire le chancelier Bacon ; il trahissait la haute opinion qu'il avait de lui-même, on peut en être certain, en définissant l'éditeur idéal d'un ouvrage de cette sorte : « Un homme doué d'un grand sens, célèbre par l'étendue de ses connaissances, l'élévation de ses sentiments et de ses idées, et son amour pour le travail, un homme aimé et respecté par son caractère domestique et public ; jamais enthousiaste, à moins que ce ne fût de la vérité, de la vertu et de l'humanité " ».



Vérité, vertu et humanité. Mots scintillants. En leur nom, Diderot mène l'assaut contre les esprits qui craignent le changement et se défend de l'accusation d'être subversif et sans vertu. Les ennemis de Diderot et les ennemis des philosophes en général soutinrent toujours qu'orthodoxie religieuse et conduite morale étaient inséparables et que l'on ne pouvait avoir l'une sans avoir l'autre. Diderot, croyant ce qu'il croyait, niait la chose avec insistance et n'a jamais manqué une occasion pour insister sur le fait qu'être philosophe était nécessairement être vertueux. Il ne se lassait jamais d'affirmer sa probité, de proclamer sa vertu, de s'appeler lui-même un homme de bien ; tout d'abord sans doute, parce qu'il en était lui-même convaincu, mais aussi pour combattre l'étroitesse d'esprit de ceux qui désiraient faire croire qu'un homme non conformiste était nécessairement un homme vicieux.



L'article « Encyclopédie » prend plus d'une fois le ton de la morale. Diderot parle « d'inspirer le goût de la science, l'horreur du mensonge et du vice, et l'amour de la vertu ; car tout ce qui n'a pas le bonheur et la venu pour fin dernière n'est rien ». Plus loin, il fait remarquer qu'« il est au moins aussi important de rendre les hommes meilleurs que de les rendre moins ignorants *" ». Il y a dans la pensée de Diderot une préoccupation constante de relier la vérité à l'homme et à ses fins. La vérité n'existe pas seulement en elle-même ; elle ne devient valable que lorsque l'homme l'aperçoit. Cet humanisme prononcé de Diderot - si prononcé que le titre L'Humanisme de Diderot a été donné à un des meilleurs essais écrits sur lui - s'exprime fort bien dans ce passage de l'article « Encyclopédie » : « Une considération surtout qu'il ne faut point perdre de vue, c'est que si l'on bannit l'homme ou l'être pensant et contemplateur de dessus la surface de la terre, ce spectacle pathétique et sublime de la nature n'est plus qu'une scène triste et muette (...). Pourquoi n'introduirons-nous pas l'homme dans notre ouvrage, comme il est placé dans l'univers ? Pourquoi n'en ferons-nous pas un centre commun ? (...) L'homme est le terme unique dont il faut partir, et auquel il faut tout ramener, si l'on veut plaire, intéresser, toucher, jusque dans les considérations les plus arides et les détails les plus secs. Abstraction faite de mon existence et du bonheur de mes semblables, que m'importe le reste de la nature ? " »



Son insistance sur cette idée que le savoir pour faire un sens doit être lié à l'homme, fait de Diderot un peu plus qu'un savant - certains diront un peu moins qu'un savant. Mais cet humanisme explique pourquoi il s'intéresse tant à la morale, pourquoi la recherche des fondements d'une sanction morale le fascine à ce point. L'idéal du philosophe, comme Diderot le conçoit dans son article « Philosophe », est un idéal humaniste et social, l'idéal du penseur ouvert à ses semblables. Cet idéal est si humaniste et social, si peu religieux et théologique, que Diderot, de temps en temps, en appelle pour son ultime justification à l'impartial jugement de ses pairs. Et pour combattre les préjugés probables de ses contemporains, Diderot se tourne vers la postérité : « Nous avons vu que l'Encyclopédie ne pouvait être que la tentative d'un siècle philosophe ; que ce siècle était arrivé ; que la renommée, en portant à l'immortalité les noms de ceux qui l'achèveraient, peut-être ne dédaignerait pas de se charger des nôtres, et nous nous sommes sentis ranimés par cette idée si consolante et si douce, qu'on s'entretiendrait aussi de nous, lorsque nous ne serions plus ; par ce murmure si voluptueux, qui nous faisait entendre, dans la bouche de quelques-uns de nos contemporains, de que diraient de nous des hommes à l'instruction et au bonheur desquels nous nous immolions, que nous estimions et que nous aimions, quoiqu'ils ne fussent pas encore».

La postérité jugera, écrivait encore Diderot ". Car à ses yeux, la postérité était le tribunal suprême.








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Denis Diderot
(1713 - 1784)
 
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