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BAUDELAIRE BELGE - Les écrits de Bruxelles


Poésie / Poémes d'Charles Baudelaire





Demandons aux écrits de Bruxelles - Pauvre Belgique! et la Correspondance des deux dernières années - pourquoi le poète perdit à la fin la parole : pour quelles raisons et dans quel but. La réflexion sur la violence du langage, et le soupçon sur la poésie, dont Le Spleen de Paris est le lieu, s'achèvent dans l'impuissance littéraire puis l'aphasie, - qu'il faut que le critique rencontre, et traverse, avant de regagner une confiance et d'écouter au-delà du désastre baudelairien les poèmes en vers de Baudelaire. Le premier chapitre (De la vocation à la victimE) formule sur l'aphasie une hypothèse. Le deuxième (La guerre parfaitement fratricidE) accompagne le poète dans ses conflits avec autrui en cherchant leur interprétation dans ses ultimes fragments. Le troisième et dernier chapitre (La fin de la poésiE) veut trouver un sens au sacrifice final.





De la vocation à la victime



1. La question de l'aphasie



Baudelaire au bord de sa vocation a connu un vertige qui ne l'a pas quitté jusqu'à sa mort, qui lui a donné sa mort, et qu'il importe de comprendre car notre histoire, aujourd'hui, subit le même. Le 27 juin 1838 - il a dix-sept ans -, à sa mère :

Je sens venir la vie avec encore plus de peur. Toutes les connaissances qu'il faudra acquérir, tout le mouvement qu'il faudra se donner pour trouver une place vide au milieu du monde, tout cela m'effraie. '

Qu'est-ce que cette place vide que Baudelaire occupe au milieu de notre monde, comme est noir le cour de la lumière ? Quel Dieu l'a privé de l'usage de la parole - comme Beethoven, de l'ouïe - par cette place vide de l'aphasie entre Namur et Bruxelles, pour qu'il n'y ait plus de langage hors le sien ? Pensons au « Revenant » :



Quand viendra le matin livide,

Tu trouveras ma place vide.

Où jusqu'au soir il fera froid.



Dix-sept mois d'aphasie (« son agonie emblématique », a dit Proust3), ont clôturé de ce surcroît d'énigme la destinée la plus curieuse. Ce silence dernier, était-ce pour le rendre à sa mère (« il me semble à présent qu'il est redevenu petit enfant », répète celle-ci à Asselineau quand l'auteur des Fleurs du Mal a perdu les mots4)? Ou était-ce pour lui remettre son enfance, l'enfant étan l'in-fans, celui qui ne parle pas, Va-phasique ? Ou bien pour le faire semblable à son père inconnu (dont il emporte d'hôtel en hôtel le portrait silencieux : « Je n'ai que le portrait de mon père, qui est toujours muet » ') ? Peut-être parle-t-elle cette aphasie, et plus dotée de sens encore que le suicide de Nerval ou le départ de Rimbaud, plus proche de notre responsabilité ordinaire, du langage dont elle fournit une absolue critique.

Ecouter l'aphasie de Baudelaire, espérer en elle, la désencombrer des discours que médecine et biographie ne tiennent sur elle qu'en se maintenant malgré elle, du coup l'approcher comme acte, comme mise à mort de la parole et donc parole encore, précipité de sens, - cela certes est improbable ; non seulement parce que le poète frappé à mort, d'avril 1866 à août 1867, est irréconciliable, mais parce que nos signes, nos concepts, nos moyens appartiennent à ce côté-ci du miroir, à ce versant du langage et du monde dont le sacrifice baudelairien a franchi la crête. Si le poème est une folie dans le langage et invite les interprétations dont il s'accroît, l'aphasie quant à elle, indifférente à l'indifférence des signes, folie extérieure même à la folie du poème, résiste à toute approche, s'absentant, ne signifiant pas même qu'elle s'absente.

On hésite. Ou il n'y a rien à dire sur celui qui ne dit plus rien, l'aphasie est insignifiante, comme le décident médecins et biographes. L'oubli baudelairien du langage ne serait qu'un aspect de la paralysie, elle même qu'une conséquence de la syphilis, et celle-ci rien d'autre qu'une maladie d'époque : ne serait en somme que le dernier signe d'une chaîne symptomatologique et sociologique sans autre origine que celle du corps, sur quoi s'exercerait seulement la détermination d'une histoire avec ses initiations sexuelles et ses traditions thérapeutiques, - dernier signe dans l'empire du langage, donc justiciable de la science et où celle-ci achève sa justification, dernier symptôme de ce qu'il n'y a que des symptômes dans cette fable du monde contée par un savant. - Ou bien tout autrement, et suite à nos lectures du Spleen de Paris : n'est-ce pas sur celui qui ne dit plus rien, que tout dire se fonde ? L'aphasie n'est-elle pas l'origine du sens? N'est-elle pas avant le langage, mystérieusement sa chance autant que son péché, plutôt que sa preuve ? Et ce qui le rend possible plutôt que totalitaire ? Ou encore : pour ouvrir le monde non comme fable mais comme échange, le corps non comme malade mais comme compatissant, Baudelaire, héroïquement mais saintement, n'a-t-il pas voulu son aphasie ?



Voulant déchiffrer le souci qui anime et défait la destinée de Baudelaire, reportons-nous d'abord au moment où lui-même hésite.



En juin 1838 il n'a encore rien décidé, tantôt il se perçoit différent de ses camarades d'études, tantôt il cultive cette différence, et le moment vient, dont il a peur, où il lui faudra quitter l'ordre rassurant du lycée, entrer dans une forme quand aucune vraiment, parmi celles que sa société propose, ne l'attire, - il écrit donc ce désarroi à sa mère : « Je sens venir la fin de l'année, et cela me fait peur, à cause du concours, où il n'y a, je crois, rien à espérer pour moi. Je sens venir la vie avec encore plus de peur. Toutes les connaissances qu'il faudra acquérir, tout le mouvement qu'il faudra se donner pour trouver une place vide au milieu du monde, tout cela m'effraie » '. Cette place vide, ce n'est ici que la métaphore d'une profession qu'il faudra choisir; et ce milieu du monde, ce n'est qu'une tournure lexicale impersonnelle. Cependant l'une et l'autre reflètent, avec l'angoisse adolescente de la lutte qu'il va falloir mener contre les autres, un orgueil, et une inquiétude liée à l'orgueil : le jeune Baudelaire se demande s'il se satisferait d'avoir, dans le monde, une place qui n'en serait pas le milieu, s'il consentirait à remplir ce vide comme on remplit une fonction, tandis qu'il ressent aussi le désir de trouver, c'est son mot, d'inventer le vide de toute fonction. Il ne s'agit pas de forcer le texte d'une lettre d'un jeune homme mais d'en entendre les retentissements lointains dans cette existence et cette ouvre sans égales. Un an plus tard l'élève est devenu bachelier, et c'est la même angoisse dans cette lettre adressée au demi-frère :



Voici donc la dernière année finie, et je vais commencer un autre genre de vie ; cela me paraît singulier, et parmi les inquiétudes qui me prennent, la plus forte est le choix d'une profession à venir. Cela me préoccupe déjà, me tourmente, d'autant que je ne me sens de vocation à rien, et que je me sens bien des goûts divers qui prennent alternativement le dessus.



Quand il sera entré en poésie, Baudelaire n'aura de goût que pour celle-ci au point d'être alors dégoûté de ce qui ne sera pas elle. On est donc frappé par les goûts divers qu'il confesse ici. Sauf que cette plasticité de sa conscience à ce moment où il lui faut se choisir - nous l'avons rencontrée dans « Les Vocations » -, cette mobilité et cette virtualité indéfinies - sa fatalité de comédien, de mime, déjà Fancioulle -, est symétrique du « goût immodéré de la forme »3, spécifique au poète. C'est par excès d'ambition, qu'une ambition lui manque ; par envie d'épouser toutes les formes, que ne lui reste que cette indifférence ; c'est par l'appétit de tous les appels, qu'il ne se sent de « vocation à rien ». Impuissance de la volonté de puissance, à laquelle il paraît « singulier » qu'on lui demande quelle « profession » sera la sienne, quel « genre de vie » elle acceptera : car elle ne veut, on le devine, que professer sa singularité impérieuse. Avançons que l'hésitation baudelairienne est bien celle-ci, une vocation à rien, parce qu'elle veut tout. La poésie n'a-t-elle de grandeur et de possible vérité que dans ce rejet des formes par adoration de la Forme, dans cette aphasie ? Mais poursuivons. « Je mourrai sans avoir rien fait de ma vie », écrit Baudelaire à sa mère en août 1860 '.

Cette lettre vient plus de vingt ans après celles citées à l'instant, et c'est toujours la même oisiveté depuis lors un « genre de vie ». En 1860, Baudelaire pourtant prépare la deuxième édition des Fleurs du Mal, médite l'admirable essai sur Wagner, et vient d'écrire quelques-uns des plus grands poèmes de notre langue, « L'Amour du mensonge », « A une passante », « Les Petites Vieilles », « Le Voyage ». Que signifie qu'il pense, ou déclare, n'avoir rien fait ? Ne dirait-on pas qu'il s'impatiente de n'être pas déjà mort ? On lui sent là un besoin de regarder sa vie du dehors, la dominer toute derrière lui, et un étrange vouloir, celui qu'en effet cette vie reste vide, pour qu'il obtienne de se rejoindre entièrement dans ce rien. Bientôt, lorsqu'auront paru sans gloire Les Fleurs du Mal de 1861, lorsque Wagner aura subi les huées du public français, et lorsque Delacroix sera mort, il partira pour la Belgique, poussé par le même besoin2. A Mme Paul Meurice qui lui demandera alors pourquoi s'obstiner à rester à Bruxelles - question que posent après elle tous les lecteurs de poésie comme on demande le sens du départ de Rimbaud -, il répondra : « D'abord parce que j'y suis »3. Réponse en soi exemplaire, où paraît la dignité de qui se sait le témoin de tout exil, le responsable de tout lieu. Réponse de la fidélité baudelairienne à Vici, lors même que rêverie, goût de l'infini, désir, invitent aux pays de Vailleurs, mais qui ne trouve son dernier sens que dans la définition féroce de cet ici (au paragraphe suivant de la même lettrE) : « Ici il n'y a rien ».



Nous reviendrons sur ce mot, nous tournerons autour de lui. Avec pour question conductrice celle de Mme Paul Meurice qui fut l'une des rares femmes que Baudelaire ait estimée, ait aimée amicalement, et qui chercha à le comprendre. Pourquoi Baudelaire est-il parti, puis est-il resté, à Bruxelles ? Pourquoi et comment, et dans quelle mesure, y est-il mort intellectuellement dans l'horreur que lui étaient cette ville et ses habitants, pendant deux années dont il faut dire, du coup, qu'elles sont parmi les plus dures dans l'histoire de l'esprit en Occident? Et avec cette arrière-pensée, donc : la Belgique n'était-elle pas, en tant que vide et rien, le seul voyage vrai pour Baudelaire? La grande occasion de vérifier le dernier poème des Fleurs du Mal; d'incriminer tous les voyages et ce voyage essentiel qui a nom poésie, jusqu'à s'introduire au plus risqué de soi et engager le combat dont on peut penser qu'il était attendu, contre l'imagination, contre le désir qui la porte, enfin contre le langage? Il se peut que la Belgique fût la chance de Baudelaire, ou que Baudelaire sût y placer sa chance, y gagner sa place vide, et qu'elle lui donnât ou qu'il sût lui voler ce rien dont il avait l'exigence, cette aphasie qui ne déferait le langage que pour que la parole soit.



2. Le poème à Sara



Bruxelles, restons un peu auprès de cette vocation à rien qui détermine dans les poèmes leur incrimination. Une dialectique toujours opère, rompt l'ouvre et la fait, qui est celle de la forme et de sa critique, de la transfiguration esthétique et du doute porté contre elle. A cet égard lisons la lettre du 3 août 1838. Il y a d'abord un dévot de l'écriture, dont la dévotion s'apparente à sa passion odipienne, et qui déclare ainsi son amour à sa mère : « au moins toi tu es un livre perpétuel »'. Mais il y a d'emblée l'apostat, abjurant cette religion livresque et maternelle : « Je suis complètement dégoûté de la littérature ». Et entre ces deux pôles de l'ambivalence, voici le site de la destinée de Baudelaire, l'inhabitable place vide, déjà le futur silence belge : « aussi je ne Us plus. Je suis bourré; je ne parle plus ». Mutisme d'enfant. In-fans. Je ne parle plus. On a l'impression d'une préfiguration presque trente ans à l'avance, de la lettre à Manet du 11 mai 1865. Voici d'abord la religion première, dont Chateaubriand et Wagner sont parmi les saints : « ces hommes sont des modèles, chacun dans son genre, et dans un monde très riche »2. Juste après vient le dégoût de l'esthétique moderne, reniement de la profession de foi, mais que Baudelaire peut dire par l'affection de Manet : « vous n'êtes que le premier dans la décrépitude de votre art ». Enfin écoutons l'enfant qui ne parle plus, c'est le même rythme précipité que dans la lettre de 1838, le rythme de l'aphasie : « Quant à finir ici Pauvre Belgique, j'en suis incapable; je suis affaibli, je suis mort ». La vocation à rien est une vocation religieuse qui se referme sur le vou solitaire du silence. - D'où le soupçon inaugural.

Dès son poème à Sara ( »Je n'ai pas pour maîtresse une lionne illustre »), qui date des années où il hésite encore, où il mesure, génial - c'est-à-dire sérieux - ce que va lui faire perdre son entrée en poésie, Baudelaire sait bien et en sa loyauté magnifique dit nettement qu'à écrire, à ouvrer, à se dévouer au langage, il aggravera une faute et manquera à un plus intime devoir, tartuffe d'une idolâtrie violente, hérétique retirant son cour, qu'il devrait pourtant leur convertir, aux êtres qu'une société, un langage, condamnent précisément au silence. Sara, comme prostituée, est victime absolue. Elle restera le remords du poète, pour qui la poésie sera prostituée comme elle :



Pour avoir des souliers elle a vendu son âme ;

Mais le bon Dieu rirait si près de cette infâme

Je tranchais du Tartufe, et singeais la hauteur,

Moi qui vends ma pensée, et qui veux être auteur.



Singe de la hauteur. Baudelaire savait donc qu'écrire - est une singerie. Dès le début ce grand mot est prononcé, qui ne reparaîtra, à quelques exceptions près, qu'en Belgique où il attestera l'obsession, avec le cortège honteux de ses synonymes - la contrefaçon, l'imitation, le plagiat, l'esprit de conformité, la copie, le pastiche, le mime -, dans l'inachevable polémique où l'accusateur du « Belge », comme il dit, s'effraiera jusqu'à en périr, de constater ce retour devant lui mais en lui, sous la forme d'un bouillonnement panique, de son savoir longtemps congédié. Exemplairement, puisque nous évoquons Sara qui a donné la syphilis : le Belge « fait semblant d'avoir la vérole pour ressembler au Français »2. Ou bien, lorsqu'il s'agit de penser à une formalisation possible des « Mours » en Belgique, ce programme intellectuel que nous avons déjà cité : « Ne sortons pas pour le juger (le peuple belgE), de certaines idées : Singerie, Contrefaçon, Conformité, Impuissance haineuse, - et nous pourrons classer tous les faits sous ces différents titres ». Et ailleurs : « Il n'y a pas de peuple plus fait pour la conformité que le peuple belge ». Et encore : « Il est difficile d'assigner une place au Belge dans l'échelle des êtres. Cependant on peut affirmer qu'il peut être classé entre le singe et le mollusque. Il y a de la place ». Et l'on connaît l'un des titres prévus pour ce livre sur Bruxelles: «Une Capitale de Singes»3. La démesure de la haine, la répétition de cette seule accusation, trahissent Baudelaire, et qu'il est amer, son savoir, parce qu'il retrouve une part obscure de soi, un vrai visage oublié que tous les masques n'auront pu effacer. Et puisque dans la vie de Baudelaire tout signifie, souvenons-nous qu'à Bruxelles il habitait l'hôtel du « Grand Miroir », et que la première rue sur laquelle celui-ci donnait, était la rue du Singe : « La rue du Singe s'ouvrait presque en face de l'hôtel du Grand Miroir. Elle reliait la rue de la Montagne au carrefour formé par la rue des Longs-Chariots et la rue de la Putterie » '.

Si, par la rime, « singeais la hauteur » et « être auteur » sont analogues, c'est parce que l'ouvre, en sa prétention à une fausse transcendance dont le « bon Dieu » rirait, non seulement oublie Sara mais se fonde sur l'oubli de cet oubli, sur la simulation puis l'illusion d'une différence entre l'ambitieux et l'exploitée, le bourreau du bien dire et la victime interdite, l'ouvrier du langage et l'opérée de la parole. L'auteur, celui dont le désir et l'orgueil le séparent des victimes du monde, n'est pas encore un homme, pas encore une personne : il est un singe. Il accomplit, singe, sa violence animale, et sous couvert de rhétorique savante ou de mystique idéal, il n'est qu'abominable - comme il dira plus tard de la femme -, n'étant que naturel2. La prostituée, de même, se donnant à tout le monde ne se donne à personne, ainsi n'est pas une personne. L'auteur et la prostituée, symétriques, se nourriront l'un de l'autre : l'un édifiant son ouvre sur le silence de l'autre, et l'autre survivant par le prestige de ce sacrificiel hommage. Aussi mourront-ils l'un par l'autre dans l'aphasie commune, ce seul don réciproque de leur serment syphilitique.



Sara est : « cette infâme ». Cette déshonorée : chacun se réjouit et profite de ce qu'elle a « vendu son âme », et l'amour, selon Fusées, est une « tragédie de déshonneur »i. Mais plus intimement Sara est in-fâme : amputée de la fama, ayant subi cette opération chirurgicale (autre définition de l'amour dans le même fragment de Fusées qui permet les « opérations magiques » de la langue et de l'écriture, dont le poète est l'ouvrier4. Sans renommée comme un enfant désouvré, in-fâme comme in-fans comme a-phasique, la prostituée innommable fonde la nomination poétique, son opération ouvre l'ouvre, et sur son déshonneur s'élève le nom glorieux de son amant, ce singe. Le cour de l'opération poétique est l'infamie du sacrifice de Sara à l'hérésie de la vocation littéraire. Le bon Dieu rira-t-il éternellement, lui qui n'aime guère les sacrifices, ni que l'on préfère la hauteur qu'ils exaltent à la prostituée qu'il absout ? Ce n'est pas le bon Dieu mais la logique intérieure de l'orgueil, et l'énigmatique lucidité de ce dernier, qui amputeront le poète et le jetteront au sans nom de l'aphasie. Quand remonteront à Bruxelles la hantise et la méditation de la singerie, Baudelaire boira la coupe de l'infamie et perdra son nom.



3. L'innommable et l'infamie



Il le perdra, d'abord, ou aura le sentiment de le perdre, quand paraîtront sans nom de traducteur, des reproductions de ses traductions de Poe. A Michel Lévy, le 31 août 1864 : « pourquoi supprime-t-on mon nom ? Si cela a eu lieu sans votre autorisation, l'identité des deux textes suffit pour prouver le plagiat » '. Le singe de la hauteur, à son tour singé, copié malgré lui, et privé là de son identité. Comme si les Belges, ces imitateurs-nés sous l'offense desquels il perdra la parole, se répandaient de par le monde et formaient jusqu'en France de nouveaux plagiaires, leur esprit de conformité provoquant un conformisme universel dont l'insatiable contagion absorberait même le souverain Singe. En effet quelques semaines plus tard, à Narcisse Ancelle : « Toutes ces canailles-là » - les Belges - « m'ont pris pour un monstre [...] ils ont décrété (je le supposE) que je n'étais pas l'auteur de mon livre... »2. Les points de suspension et le soulignement terminant la phrase suggèrent assez l'ébahissement de Baudelaire, et qu'il ne lui est vraiment pas possible de nommer cette ignominie du décret belge. Le voici amputé, par ces canailles-là, des Fleurs du Mal. En quelque sorte le voici dépoétisé*, spolié de son ouvre et de lui-même, arraché à ce « Baudelaire », qu'il avait voulu imposer au monde. Sauf que les Belges n'ont rien décrété du tout, et cela, une parenthèse peut le dire. C'est l'auteur de la lettre qui leur attribue (« (je le supposE) ») cette infamie. Le Belge n'est-il jamais celui qu'on pense ? Baudelaire est-il impatient d'en finir avec son nom, avec Les Fleurs du Mal, avec le dicible? Est-il contraint de vouloir en finir, de se vouloir plus belge que ceux qu'il nomme les Belges - plus innommable et victime du langage que ne l'avait été Sara ellemême ? Rapportant à Sainte-Beuve, en février 1862, qu'il a publié une analyse anonyme d'un article de ce dernier, il écrit : « sans signer ; mais ma conduite est infâme, n'est-ce pas ? » '. Et à Ancelle trois ans plus tard : « Je ne peux pas supposer que mon nom soit tellement peu de chose [...] qu'on ne puisse pas tirer au moins 600 francs du premier tirage de chaque volume »2. Certes. La notoriété du nom et sa vente devraient rapporter de quoi rembourser les dettes les plus urgentes. Mais dès le 1er juin 1864, en Belgique depuis un mois, Baudelaire a déjà reconnu que sa petite renommée parisienne ne suffit pas à attirer le public à ses conférences étranges, il annonce à Michel Lévy que devraient paraître ses Lettres belges (le premier titre auquel il ait songé) : « signées Charles de Féyis, faites-y attention ».



Contempteur de la singerie belge, il ne signerait pas de son nom d'auteur, de son nom de singe ? Il reprendrait le nom de sa mère, qu'il avait utilisé pour ses premières publications, du temps précisément qu'il écrivait le poème à Sara ? Faisons-y attention. En 1864 il est sans doute trop tard pour ranimer le feu du poème ancien. Même si c'est le savoir de celui-ci qui revient, même si c'est sa vérité - la réversibilité du bourreau et de la victime, de l'ouvre et de la parole sacrifiée - qui s'apprête à trouver dans l'interrogation sur la contrefaçon, l'imitation, la simulation, un commencement de formalisation analytique, eh bien non, Baudelaire ne peut pas assumer ce poème ancien, ne peut pas signer de son nom cette recherche pourtant spécifiquement la sienne. Grâce à la Belgique, il en revient à interroger la singerie, mais c'est pour en faire, seulement et faussement, un attribut du « Belge », non plus l'essence de l'écriture. Lors même que penser la Belgique comme esprit de conformité le reconduit à son souci le plus intérieur, il se rétracte, refusant que « Baudelaire » soit responsable, donc justiciable, de cette pensée, qu'il compte attribuer alors à « Charles de Féyis », un jeune homme d'autrefois et sans gloire, un autre que lui désormais.

Sauf qu'en 1864 ce Charles de Féyis n'existe pas dans le monde des lettres, et ne serait pas accepté facilement comme collaborateur du Figaro où il prétend placer ses Lettres belges. D'ailleurs il ne les écrira pas, ne voulant pas être auteur : ce ne sont rien que des fragments qui nous sont restés du projet de Baudelaire. Or cela même atteste qu'ils sont bien de lui, Baudelaire, ces impubliables et interminables essais d'analyses belges, ces reprises exténuées de l'affirmation d'autrefois, dont l'occultation relative aura permis, dans l'intervalle, tout de même une ouvre. Trois faits ont le même sens. D'une part le poème à Sara n'a pas été joint aux Fleurs du Mal : cette expulsion pour préserver du soupçon de singerie la hauteur des poèmes, fut l'une des conditions de l'élaboration et de la publication de ceux-ci, l'une des formes prises par l'oubli de Sara. D'autre part les Lettres belges se voulaient d'un auteur inconnu : en l'occurrence parce qu'elles auraient rétabli ce savoir qu'un auteur notoire ne peut qu'occulter. Enfin Baudelaire abandonnant le fragile masque de « de Féyis », rejetant l'idée des Lettres belges et se consacrant à Pauvre Belgique ! ou La Belgique déshabillée, n'a pu conduire à son terme son projet d'ouvrage : puisque ce livre eût été, pensée de la singerie assumée par le singe, écriture de la vérité interdite, un incompréhensible livre, quelque chose de monstrueux que personne n'eût pu lire. Alors prend corps et se dresse celle qui était la plus inquiète parmi les idées des Paradis artificiels : « Il y a évidemment des livres, comme des aventures, sans dénouement. Il y a des situations éternelles ; et tout ce qui a rapport à l'irrémédiable, à l'irréparable, rentre dans cette catégorie » .



Reste que les fragments sont là, assez clairs après tout pour que nous puissions les réfléchir ainsi. Ils sont en vérité ce livre monstrueux, ce livre hors de tout livre dont l'inachèvement fait donc le sens. C'est qu'aujourd'hui, les lire en les comprenant est devenu possible, notre société ayant contourné beaucoup des obstacles qui rendaient à celle de Baudelaire et de ses premiers lecteurs une telle lecture impossible. Non que le monstre se soit adouci, ni que nos mythes contemporains puissent l'assimiler sans douleur. Mais c'est l'histoire moderne qui a dérivé en direction de Baudelaire, et qui court le rejoindre, fragmentée, contrefaite, injurieuse, monstrueuse, jusqu'à risquer la même catastrophe que lui, la même finale aphasie, - « impossibilité de parler », dit Emmanuel Lévinas, « qui est peut-être l'expérience la plus incontestable de notre époque » 2. Une lecture des écrits de Bruxelles ne peut que se vouloir une interprétation de notre temps. Une tentative de formalisation, que Baudelaire ne pouvait accomplir, de la pensée qui s'y cherche.

Pensée infâme, de deux manières au moins. D'une part Baudelaire, qui n'écrit presque plus de poèmes, compte sur son ouvrage pour rembourser ses dettes : « pour avoir des souliers », disait-il de Sara. Avant Bruxelles les contraintes financières n'avaient jamais pesé si fort sur lui, qu'il en vînt comme maintenant à cette sorte de projet alimentaire. Les énormités qu'il va asséner contre la Belgique et les Belges, ses exagérations ahurissantes, s'expliquent en partie par la nécessité où il se trouve désormais de provoquer l'intérêt d'un grand public, de se vendre. Cette nécessité est ancienne, mais l'abandon relatif de l'esprit créateur à son poids s'est aggravé, les causes conscientes du départ pour Bruxelles ayant été la pression des créanciers et l'espoir de trouver là-bas un éditeur qui achèterait les ouvres. A Ancelle le 13 octobre 1864 : « Je n'aurai retiré de mon voyage [... qu'] un petit livre fort singulier, qui sera peut-être un appât pour le libraire et l'incitera à acheter les autres ». Un an plus tard ce mot appât revient pour définir le livre belge: «un appât pour le libraire»1. Jamais Baudelaire n'avait parlé ainsi de ses ouvrages, jamais il ne s'était trouvé si semblable à Sara :



Que Déesse Famine a par un soir d'hiver

Contrainte à relever ses jupons en plein air.



Et on se souvient du premier poème des Fleurs du Mal :



Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;



Infamie, le travail du dernier Baudelaire l'est en ceci, d'autre part, qu'il répand son venin, brutal, obscène, contre tout un pays et tout un peuple, alimentant la belgophobie française, ce pauvre réconfort, d'ailleurs commun depuis 1830, de la vanité nationale. Les injures baudelairiennes appartiennent à la tradition tristement fameuse celle-ci, où s'égareront bientôt Mirbeau et Céline. L'infamie de la prostitution se double de cette infamie du pamphlet ordurier. C'est ici que Gide, Brunetière, ou Louys, ou Sartre, peuvent croire qu'ils ont raison quand ils récusent globalement les « journaux » baudelairiens. - Mais attention. On ne prendra pas Baudelaire en défaut de clairvoyance : nul auteur ne comprend mieux que lui ses propres livres. Quant à l'ordure de sa dernière littérature, il l'a dénoncée avant quiconque dans Mon cour mis à nu : « Bel exemple de bassesse française, de la nation qui se prétend indépendante avant toutes les autres»*. La critique de l'infamie baudelairienne se laisse prendre à la critique de Baudelaire par lui-même, celle-ci autrement plus rigoureuse que celle-là puisqu'elle s'achève dans l'inachèvement des livres et le sacrifice de soi. Le discours accusateur n'est qu'une critique hypocrite déjà comprise dans la pensée de Baudelaire, et dans ce silence à la fin dont tout discours procède. De nouveau le premier poème des Fleurs du Mal :



- Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère !



4. « Au Lecteur », le poème liminaire



Une chose est stupéfiante. Ce vers tellement célèbre, le plus cité peut-être du livre le plus connu, demeure inentendu par à peu près toute la tradition des lecteurs de Baudelaire. Comme si de l'employer magiquement et en toute occasion ne visait qu'à en conjurer le sens. Arrêtons-nous un moment, le souci de la catastrophe en dépend :



C'est l'Ennui ! - l'oeil chargé d'un pleur involontaire.

Il rêve d'échafauds en fumant son houka.

Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,

- Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère !



Il y a quelqu'un, ici, c'est évident, quelqu'un qui parle et non seulement écrit, qui nous tutoie, dans l'urgence, nous saisit comme à la gorge il ferait d'un fuyard. Tu le connais, - et tu ne voudras pas le reconnaître. Ce tutoiement est indécent, qui nous découvre et nous accuse. Quelle vérité menace ici, inconvenante, nos conventions coupables ? Mais il suffit de lire. Pour nous désennuyer, nous rêvons d'échafauds ; pour nous défaire de notre indifférence, nous échafaudons notre identité en décapitant notre semblable ; pour décider notre ouvre, il nous faut l'aphasie de notre frère. Laquelle elle est ainsi l'origine de nos hypocrisies, le fondement de nos prétendues différences (de nos « distinctions imaginaires », avons-nous vu dans Le Spleen de Paris '), et la barbarie nécessaire au langage. Oui, nous sommes ces coupables qu'un tutoiement peut réveiller. Le plus fidèle héritier des Fleurs du Mal, Pierre Jean Jouve, disant « Je suis coupable », a raison2. Coupables de faire, par notre décision, d'autrui un Autre, un monstre, sur le silence duquel nos connaissances s'élèvent, du coup monstrueuses. Coupables de nous prétendre différents de nos semblables, hypocritement, et de rêver, dans l'ivresse de nos houkas, qu'existe entre notre ouvre et l'aphasie quelque infranchissable coupure. Il n'y a de coupure que celle du tranchant de l'échafaud, première discrimination d'où se déploient les systèmes de distinctions arbitraires. « Au Lecteur » est la pièce liminaire des Fleurs du Mal. Au seuil de l'ouvre, Baudelaire désigne le gouffre intérieur à l'ouvre, et que celle-ci doit franchir, doit oublier, qui n'advient comme ouvre qu'en affirmant ce que le seuil conteste. La séparation formelle entre « Au Lecteur » et la première section du livre, doit être prise au sérieux : c'est la coupure de l'échafaud par laquelle le livre se distingue, hypocritement, de sa vérité critique. Sous l'église des Fleurs du Mal, il y a le tombeau de cette vérité. Inadmissible, c'est la vérité de la fraternelle identité entre le moi et l'autre, le poète et le lecteur, l'auteur et Sara, entre l'élaboration poétique et la parole prostituée, ou interdite, entre le tartuffe du haut langage et sa victime muette. La mélancolie des Fleurs du Mal se comprend ainsi : Baudelaire édifiant son ouvre et sa singularité d'artiste sur le cadavre de son savoir et celui de son semblable, tout de même a toujours conservé la mémoire, aussi dangereuse que fidèle, de cet échafaud constitutif, le péché fondateur du langage. Conscience gardée de la faute, la mélancolie est la profondeur des Fleurs du Mal, la forme prise en elles par le conflit baudelairien entre le moi esthétique et la personne éthique, le désir à l'ouvre et le savoir désouvrant. La mélancolie trahit la vocation à rien : déni de l'écriture par le dévot de l'écriture, martyre que doit souffrir la poésie demeurée clairvoyance. Baudelaire habite le site de la bataille entre les illusions de l'art, religion sacrificielle, et la vérité de l'amour, relation aux sacrifiés. Il habite la violence, l'instant de la décision critique entre le frère et le moi, très exactement cette place vide par quoi sont séparés « Au Lecteur » et « Spleen et Idéal ». Il est, disons, la chute du couperet de l'échafaud. Nous pensons à son effondrement de mars 1866, à Namur, en cette église Saint-Loup dont il a dit dans ses derniers feuillets : « Saint-Loup est un terrible et délicieux catafalque », « un catafalque brodé de noir, de rose, et d'argent » ' ; - car Baudelaire n'ignorait pas que ces deux mots, catafalque et échafaud, ont la même racine et sont de même sens.

On aura reconnu ici la question d'Yves Bonnefoy dans l'inépuisable essai du Nuage rouge, « Baudelaire contre Rubens », qu'il ne s'agit sans doute que de prolonger :



A-t-on le droit, demandera-t-on, de trouver un sens à cette chute à Namur, à ce début de l'hémiplégie et de l'aphasie finales dans l'église que Baudelaire avait réputée sinistre autant que galante, et dont j'ai cru pouvoir avancer qu'elle avait glacé son ultime rêve? Mais comment ne pas laisser converger tant de rayons vers ce foyer où leurs lumières mêlées n'en sont que chacune plus forte ?



L'écart entre les affirmations extérieures des écrits de Bruxelles et la pensée de « Au Lecteur », est insoutenable. L'injure belgo-phobe, révoquant, oubliant, sacrifiant la simple expérience de l'identité entre le moi et son semblable, cette injure qui sépare sans retour le savoir et le désir, le Baudelaire fraternel et le Baudelaire artiste, signifie en creux que la cohabitation mélancolique de ces deux postulations n'est plus supportable, et pour cette raison que l'intuition première à force d'être tue affirme sa puissance. Il aura donc fallu une vie et une ouvre entières, consacrées à trahir l'appel d'autrui, pour apercevoir que tant de masques ne font que rendre hommage, finalement, à cet appel qu'ils refoulent. Baudelaire est menacé par son remords à partir de la deuxième édition des Fleurs du Mal, plus encore qu'auparavant, comme l'est son lecteur par le tutoiement du poème liminaire. Menacé de ne plus pouvoir faire semblant de croire en sa singularité magique, en sa souveraineté prétendument indifférente aux contestations qui lui viennent d'autrui et de son savoir occulte. Menacé, concrètement, dans son art; dans cette opération poétique où s'échafaudent les différences illusoires, la sienne et celles du haut langage ; - menacé d'aphasie.

Impérativement il lui faut réagir, sauvagement. Il lui faut se sauver, comme il dit plusieurs fois dans sa Correspondance ', mais se sauver au double sens d'un salut par l'écriture et d'une fuite devant ce qu'elle ne sait plus celer. En somme l'affirmation insensée, hagarde, de la nullité des Belges, ou plus exactement de la différence infinie entre le moi et « le Belge », s'explique comme la retraite désespérée devant le plus grand danger, celui de consentir à l'identité, depuis toujours connue, entre le moi et les Belges. Mieux : l'affirmation de la différence est la condition et l'essence de l'affirmation comme telle ; il n'y a d'affirmation que celle de la différence ; de sorte que le soupçon porté contre elle est le pire danger - d'être privé de parole. Cette intuition de l'identité des frères, non seulement ne peut se dire au sein du langage comme système de différences, mais ruinera celui-ci, le fera tomber dans l'église de Namur. Plus Baudelaire écrit et du seul fait qu'il écrit, plus il réaffirme un gouffre qui le distinguerait des Belges. Mais aussitôt : n'étant que le témoignage négatif (le seul possiblE) de ce qu'une telle distinction est mensonge, cette réaffirmation continuellement forcée à redoubler sa violence, à ressasser le contraire même de ce qui la provoque, cerne peu à peu son propre gouffre, ce savoir, insoutenable par l'écriture, que les Belges sont des semblables, des frères. A bon droit, Baudelaire pouvait donc dire des Belges qu'ils étaient ses ennemis : « Le regard et le visage de l'ennemi, partout, partout » ', car ils étaient ceux dont l'identité à lui-même ruinait son culte de sa différence, c'est-à-dire sa possibilité de célébrer ce culte, son écriture. Et à bon droit pouvait-il dire que ce voyage en Belgique était une campagne, et « une campagne manquée »2 : ultime combat pour que le semblable mette à mort le frère et échafaude ainsi le rêve de son altérité, « guerre parfaitement fratricide»3 dont l'enjeu est la reconduction du langage. Guerre perdue - dans la reconnaissance de son hypocrisie et de sa violence - et donc retour, dans la mort, du savoir oublié, et retrouvaille d'autrui comme proche, et tendresse mystérieuse.



5. Autrui, le péché



Quelques semaines avant la catastrophe, le poète tente de la conjurer par l'ironie, cette critique de lui-même qui lui fut si souvent son poison autant que son remède. A sa mère le 10 février 1866:



Chose vraiment ridicule, un homme qui marche derrière moi, un enfant ou un chien qui passe, me donnent envie de m'évanouir. C'est bien ridicule, n'est-ce pas?



La seconde phrase, et la reprise en elle du mot déjà souligné dans la première, montrent l'enfant Baudelaire, aux abois. Incrédule devant sa propre suggestion d'un malaise superficiel, au fond persuadé de l'enfer que ce mot « ridicule » tente de dissimuler, l'enfant se tourne vers sa mère et implore son acquiescement, sa mère désormais la seule personne qui pourrait, croit-il un moment, l'apaiser en acceptant de simuler avec lui et en lui réaccordant la faiblesse de minimiser son mal. Le mal cependant ne cesserait pas, d'être nommé ridicule, ce mot qualifiant l'histrion transfiguré par la risée collective - ou le Belge, par la plume baudelairienne. Le fils essayant de rire de son angoisse pour l'exorciser demande à sa mère qu'elle lui soit son modèle, qu'elle lui montre un rire, et comment rire. Il oublie, tandis qu'il prépare contre les Belges un livre « absolument humoristique »5, que le rire est une arme de persécuteurs - ce qu'il a montré dans De l'essence du rire -, une mise à mort symbolique de celui dont on rit. Le rire de la mère entretiendrait la méconnaissance du mal, et ferait du fils un « Belge » pour sa mère. La « chose » qui vient à Baudelaire est d'autant moins ridicule qu'elle lui donne envie, dit-il, « de [s'] évanouir » : de disparaître tel un rêve évanescent, de se dissiper sans laisser ni trace derrière soi, ni signe. La « chose » qui vient à Baudelaire est son agonie très lente, cet évanouissement des mots laissant la place vide pour un mutisme au milieu du monde.

Mais cette chose a sa cause : « un homme qui marche derrière moi, un enfant ou un chien qui passe ». La gradation descendante dans la suite des trois termes semble mimer l'évanouissement baudelairien. Cette régression de l'homme à l'animal en passant par Vin-fans, c'est encore celle du langage à son absence, ou de la culpabilité à l'innocence : « Cependant les animaux n'ont pas de livres », dit une lettre de 1862, « ils sont donc moins coupables » '. La présence du chien dans ce bref cortège de l'épouvante atteste le remords, simultanément la mémoire de la vérité et le piment de l'orgueil. Les chiens sont maltraités à Bruxelles, particulièrement ils sont accablés de travail, Baudelaire ne laisse pas de le noter dans ses feuillets où lui-même, accablé d'oisiveté, maltraite les Belges. Par exemple : « Les chiens seuls sont vivants ; ils sont les nègres de la Belgique », « Les chiens ne sont pas plus caressés que les femmes [...] Mais quelle ardeur au travail! ». Les chiens sont aux Belges ce que ceux-ci sont à Baudelaire - nègres de l'oisif, prostituées du poète -, ils sont les doubles des Belges, leurs semblables et leurs frères (en effet les Belges sont des « roquets » comme la Belgique est ce « chien de pays » 2), sur la souffrance et l'innocence desquels ils érigent leur ridicule satisfaction d'eux-mêmes :



J'ai vu un gros et puissant homme se coucher dans sa charrette et se faire traîner par son chien en montant une montée. C'est bien la dictature du sauvage dans les pays sauvages où le mâle ne fait rien.



Baudelaire s'identifie aux chiens dans les rues de Bruxelles comme le narrateur d' « Un plaisant » s'identifie à l'âne martyr, ou comme celui du « Désespoir de la vieille », à la veuve, ou comme celui des « Yeux des pauvres », aux mendiants : par haine des persécuteurs plutôt que par compassion pour la victime, par vengeance et pour se sacraliser dans cette douleur élective plutôt qu'innocemment, par refus du mal plutôt que par amour. Et l'ambiguïté de sa prochaine aphasie se déclare ici, dans cet évanouissement quand un chien passe. Le dernier mutisme sera-t-il simple - celui de Sara et du chien -, dépris de soi, dégagé de la revendication haineuse, subissant sa peine sans la choisir, parole acceptant que le langage, laissé libre, la crucifie ? Ou sera-t-il au contraire l'incrimination impuissante de ce langage, et fasciné par lui, un mutisme d'enfant boudeur se révoltant contre son idole que toujours il vénère, un orgueil plus violent que la violence contre laquelle il s'indigne? Mutisme comme musique? Ou comme langage reconduit par son renversement ? La vocation à rien est-elle une adhésion véridique au silence d'autrui, ou l'envie blessée de représenter contre les mots toutes les victimes des mots? L'aphasie comme l'amour excède-t-elle le langage, ou en fait-elle un ennemi ?



La question est indécidable au gouffre de laquelle s'évanouit toute réponse, et s'évanouit Baudelaire, dont la défaillance est cette question comme telle, entre la réponse de l'amour et celle du désir, entre une indicible innocence et le mutisme de la révolte. L'homme qui marche derrière Baudelaire et l'effondré, est analogue à celui que Descartes n'a pas salué dans Le Songe, à celui qu'a croisé Goethe sur le chemin de Drûsenheim, à celui qu'ont vu Musset selon « La Nuit de Décembre » et Nerval selon Aurélia, et analogue à Zarathoustra dépassant Nietzsche sur la route de Portofino, - mais il se distingue d'eux en ceci qu'il n'est pas une hallucination, pas une image, mais une personne réelle : effectivement cette personne quelconque à laquelle sa vie entière a été confrontée, ce premier venu, son semblable, dont la difficile relégation par l'injustice de l'ouvre a insidieusement lézardé celle-ci jusqu'à dépoétiser son auteur. L'homme qui marche derrière, est la question posée à Baudelaire, et certes aussi par lui, mais grave, inépuisable en tant qu'elle est la présence ici et maintenant de quelqu'un : non pas certain problème théorique pour un cerveau spéculatif, mais vivante et donc mortelle, cette personne-ci en cette rue-ci de Bruxelles, et son énigme pour le cour.



Un homme, un enfant, un chien : Baudelaire a croisé ce jour-là (comme à peu près tous les jours de sa vie depuis le début de sa vocation, mais cette fois-ci le rappel est un ultimatuM) son double. Ce double n'est pas l'altérité de l'inconscient, ni la voix du remords, ni même la postulation de la charité congédiée par celle de l'orgueil, ni l'enfant revenu à la mémoire adulte, ni l'animalité lésée par l'esprit, - ou plutôt s'il est tout cela, c'est dans la mesure où il est, d'abord, mon semblable, mon frère, la réelle personne d'autrui, n'importe qui mais quelqu'un ici en sa présence. « D'abord » voudrait dire : dans ce dehors de l'ouvre qu'il y a dans l'ouvre, dans cette place vide qui l'habite et la travaille. Le double ce jour-là pousse Baudelaire à sa nuit, au-delà du malaise éprouvé dans la rue, et le jette vers son silence, cette défaillance des mots dans la volonté des mots. D'où le sens qu'il convient d'entendre au post-scriptum de la lettre, cet aveu que l'écriture bascule :



Je ne veux pas garder le lit; mais j'ai peur de travailler.



Et six jours plus tard, toujours à sa mère :



Je n'ai pas encore osé me remettre au travail.



Par la question d'autrui, écrire est désormais impossible. Travailler signifie : torturer son double et soi-même.

Le Baudelaire de 1866 a peur de l'écriture comme celui de 1839 avait peur de devoir choisir après le baccalauréat une profession ; et comme l'auteur du poème à Sara s'angoissait du rire du « bon Dieu » devant son ambition littéraire. Le vertige qu'éprouvait le nouveau bachelier face à la nécessité d'affronter la concurrence des autres, des frères qu'un concours ferait croire différents, ce vertige en somme mondain, manifestait tout de même une conviction, et même la conviction première - donnée par la tendresse maternelle, par l'affection de Mariette, par l'amour reçu aux commencements de la vie -, celle de l'égalité des semblables, simplement, et que sont factices les discriminations de l'édifice collectif. Comment ce vertige eût-il été grand au point de nourrir la vocation de poésie, celle entre toutes la moins proposée par une société où régnent les discours de la science, - si ne l'avait régi une certitude plus grande encore, et antérieure? Et que celle-ci, vérité enfantine, mode originel de l'accord au monde, amour natif, fût exprimable sous la forme d'un tel vertige, fût rétrécie aux dimensions d'une anxiété mondaine, certes cela demeure difficilement compréhensible, comme la séparation d'avec Dieu du plus aimé de tous les anges. Nous reviendrons sur cette énigme en lisant Clergeon aux Enfers. Reste qu'en dépit de cette perversion de l'amour en défiance, c'est bien le même vertige qui revient à Baudelaire, tant au moment d'exploiter Sara au profit de l'ouvre, qu'à celui de subir l'écriture comme un mal jusqu'à ne plus oser se remettre au travail.

La peur devant le choix d'une profession, la peur de la bonté du rire de Dieu, la peur d'écrire, reviennent au même et s'expliquent les unes par les autres. Un jeune homme conteste à la pyramide sociale le droit de séparer les frères sur ses degrés hypocrites et ne consent pas à en subir les rites d'insertion : il oppose à la violence sédimentée dans l'ordre collectif la violence de son indignation où entre autant l'amour que l'orgueil. Puis un jeune auteur que tente la gloire littéraire s'incrimine, et en cela il est poète, comme il incriminait la ségrégation sociale : au nom encore de l'identité entre lui et les autres, et parce qu'il sait qu'est un mythe cette « hauteur » qu'il vise et singe, sur l'autel de laquelle son art, opération violente, emploie autrui. Enfin un « vieil homme de lettres » ', celui dont les photographies de Carjat et de Neyt nous montrent le visage, n'ose plus, et n'osera plus jamais se remettre à écrire, bourreau ayant peur du regard de sa victime : parce qu'un autre homme a marché derrière lui, un Belge inconnu qu'il a reconnu pour son semblable, parce qu'un chien est passé près de lui à la misère duquel il a vérifié la sienne, parce qu'un enfant lui a présenté son visage de frère, et qu'il lui faut raconter cette rencontre à sa mère. Cette rencontre est-elle le rire du bon Dieu ? Mais elle est un don où s'achève la contestation baudelairienne des hypocrisies du signe, des trahisons du langage - et par ce don s'achèvera dans la mort l'ouvre la plus puissante parce que la plus soucieuse.



« Toute littérature dérive du péché. - Je parle très sérieusement ».



La littérature est l'exercice des différences, la reproduction du sacrifice d'autrui par l'emploi esthétique de son apparence, l'ambition et l'illusion d'être, comme auteur, l'égal de Dieu. Il faudrait replacer dans cette lumière ce qu'on a nommé la « difficulté créatrice » de Baudelaire3, dans la lumière du fragment de Mon cour mis à nu: « la vraie civilisation [...] est dans la diminution des traces du péché originel ».



Le vertige du bachelier, l'inquiétude du poète de Sara, l'évanouissement du pamphlétaire de Bruxelles, d'une part attestent la conscience religieuse de Baudelaire : à la fois idolâtre et aimante, hérétique et chrétienne, singeant la hauteur et remémorant les proches, et d'autre part font la preuve que toute littérature, comme toute société, est coupable. Le péché est cette discrimination - encore « Les Dons des fées » - par laquelle les ouvres s'échafau-dent sur leur abolition d'autrui. La vraie civilisation, la libération des hommes et le témoignage de la dignité humaine seraient-ils hors des ouvres, hors des littératures ? La diminution des traces du péché originel signifierait-elle une diminution des traces du langage ? - au début un vertige, plus tard un évanouissement, un remords toujours et pour finir une aphasie? Si toute littérature dérive du péché, est-ce seulement défaillir devant le visage d'autrui, et se taire, pour ne plus le méconnaître ni simuler la différence d'un moi mythique, qui dériverait de cette dérive, et délivrerait du mal ?

Mais nous savons que Baudelaire, aussi malheureux fût-il de ce que la poésie est littérature, croyait aussi - d'une croyance également religieuse, son espérance - que la poésie n'est pas la littérature, que la poésie, malgré ses figements dans les poèmes, peut parler: peut devenir l'échange où autrui répond dans les signes déshabités de la violence. Claude Pichois dit vrai, qui définit comme suit le dernier vers de « Au Lecteur » : « une invitation pressante à la communion poétique » '. Pareille espérance est l'autre versant des vertiges. Si Baudelaire défaille à Bruxelles comme il avait hésité au seuil de sa vocation, c'est par une fidélité indéfectible au meilleur de lui-même, à celui, en lui, qui s'était engagé, poète plutôt qu'artiste, à revivifier l'un par l'autre le langage et le prochain, le signe et la personne, ces deux ennemis selon le péché. Nous chercherons dans Les Fleurs du Mal, au-delà de l'aphasie, cet engagement le plus haut. En attendant ne doutons pas que l'infécondité littéraire dont il a tant souffert, cette « difficulté créatrice » qui l'a poussé à afficher la poétique d'Edgar Poe, cette impuissance au travail qui prend en Belgique les proportions les pires, sont l'expression de cet espoir : réconcilier l'irréconciliable, accroître l'une de l'autre la littérature et l'être qu'elle abolit, la différenciation et l'innocence de sa victime. Comment être auteur sans tuer Sara ? Comment être le littérateur, celui qui reforme le péché originel, mais au point d'être le poète, qui tente la diminution de ses traces ? Peut-on singer la hauteur, et penser et dire qu'on la singe, et vouloir accéder à la personne ? Quel exercice du péché saurait amoindrir le péché ?



6. La parole de la victime



Baudelaire a répondu par l'auto-imitation, l'auto-citation, les ressassements de sa fureur, où s'accuse son infécondité mais où affleurent, lisibles au creux de ces répétitions, la conscience de soi comme mime, et la désignation de la littérature comme théâtre. D'autant que sa guerre contre les Belges imite aussi la malveillance traditionnelle du commun des voyageurs français, exagérant par système les clichés calomniateurs déjà rapportés par tant de littérateurs. Ainsi les espions, la lenteur, le cléricalisme et l'anticléricalisme symétriques, la contrefaçon littéraire puis la singerie généralisée, l'auto-satisfaction, le souci de sauvegarder l'indépendance politique, la fierté du développement technologique, la conformité des habitants aux figures les moins délicates de Teniers ou de Rubens, - toutes ces tares ou prétendues tares sont attribuées conventionnellement à la Belgique et aux Belges par la rhétorique la plus répétitive de la vanité française, à laquelle se rend et sacrifie Baudelaire, mimétiquement. Le livre qui devait ne pas ressembler à tout ce qui avait pu être fait sur le même sujet, en fait s'annexe dès ses premiers mots à la tradition polémique, franchement grégaire, qui l'englobe et se le subordonne '. Ou plutôt ses thèmes sont ceux de cette tradition à laquelle il n'échappe que par sa structure, en l'occurrence par son absence de structure, par son inachèvement, par cette impuissance en ce sens créatrice, dont il tient du coup sa vérité.



Stigmatisant la domesticité belge, Baudelaire se sait, par le fait, le domestique de la convention française. Vitupérant la Belgique comme plagiat de la France3, il se sait, de même, le plagiaire de celle-ci, l'un des récitants du mythe français, à l'édification duquel la Belgique est la victime nécessaire. Il se découvre « Belge », et redécouvre en lui cette belgitude, l'Esprit Conforme : lui aussi singe le même dieu que ses doubles, la même hauteur inaccessible de la France et de sa littérature. Racontant l'altérité du Belge (la siennE), il grossit le fleuve de la violence française et y noie sa singularité : lui et le Belge adorent et contrefont la même apparence. Obligé de recourir à l'exagération pour récupérer l'illusion de son autonomie, il perd la possibilité d'ouvrer : car il grossit ainsi le fleuve du ressentiment belge - en lui - contre la France, le fleuve de cette « sottise belge » dont il dit encore : « c'est la sottise française élevée au cube »4. Vacillement de la différence - impuissance à l'ouvre - fragmentation du texte et du moi - mais conscience accrue de la duplicité et de la culpabilité de l'écriture - aphasie.

Alors Baudelaire en vient à s'imiter lui-même : jubilant amèrement à retrouver les mêmes formules, à reproduire les mêmes indignations prévues, à refaire vainement les mêmes remarques noires, sans fin. Tout cet effort d'ailleurs intermittent ne prépare aucun livre, piégé qu'il est par le savoir venant en lui, et qu'il fuit mal, de l'identité de son auteur et de ce « Belge ». - De l'impossibilité de diminuer dans un livre les traces du péché ? L'imitation de soi par soi, au cercle de la violence, singe l'imitation qu'elle voudrait dénoncer chez l'ennemi. Baudelaire se contrefait lui-même : dans ce miroir de ses manuscrits, c'est l'image qu'il s'est faite des Belges, qui monte et lui prend la parole. Une auto-parodie, désormais, et un sacrifice de soi parce qu'on voulait sacrifier l'autre. Mais au moins la preuve en acte que toute littérature dérive du péché et se retourne contre le coupable. L'impuissance, cette dissipation du travail en fragments, est la manifestation baudelai-rienne de la vérité : de celle qui n'est pas, ou pas encore, de ce monde, de celle qu'assiègent les littératures de ce monde. Parce qu'il est le plus grand coupable, l'impuissance vient à Baudelaire - mais elle lui vient comme viendrait la parole, sa souffrance entre les lignes, dans le péché au-delà du péché.



Coupé en tronçons, partagé, envahi, vaincu, rossé, pillé, le Belge végète encore, pure merveille de mollusque.



Le Belge selon Baudelaire n'existe pas, n'est que son Belge, son propre mythe désormais insoutenable, la survivance de son langage décomposé. Coupé en tronçons : c'est le travail répétitif des brouillons interchangeables, inaptes à l'édifice d'une ouvre, ruinés les uns par les autres comme lambeaux d'un corps dont une maladie contagieuse a miné les vertèbres. Le manuscrit est coupé en tronçons par une main elle-même coupée de la volonté, et qui laisse proliférer ses signes gangrenés. L'écrivain végète encore, mais comme impuissance : privé de l'illusion de son autonomie, retiré du pouvoir de se distinguer de son double. Partagé entre la réaffirmation exténuée de son altérité et la preuve interdite de son identité à l'autre, il ne franchit plus la décision indispensable à l'ouvre, chacune de ses tentatives pour recomposer son moi mythique retombe, morcelée, sur l'obligation de reprendre la même tentative condamnée au même échec. L'auto-imitation est le dernier masque résistant à l'imitation de l'ennemi - résistance de mollusque :



Le Belge a été coupé en tronçons ; il vit encore. C'est un ver qu'on a oublié d'écraser.

Il est complètement bête, mais il est résistant comme les mollusques.



Baudelaire constate en ses répétitions divisées, en ses recommencements de micro-récits tous semblables et aussitôt défaits, qu'il devient belge. Correspondance et brouillons disent la même chose (et jamais dans sa vie jusqu'alors ne se sont ressemblés ainsi l'épistolier et l'auteur; jamais les lettres n'ont ainsi doublé la littérature, venant secourir sa possibilité qui se perd, prendre sa place qui se vide, assurées qu'elles sont d'avoir au moins un lecteur qui, en répondant, répondra de l'existence de l'écrivaiN) :



Il y a dans ce détestable climat, je ne sais quelle atmosphère qui non seulement abêtit l'esprit, mais aussi endurcit le cour, et nous pousse à oublier tous nos devoirs.

L'atmosphère de ce pays est alourdissante [...]

Que je sois devenu plus indolent, plus endormi, dans un pays de brutes, où tout le monde dort, quoi de bien surprenant ?

Mais je suis devenu plus bête, plus gauche que je n'ai jamais été. On craint ici de devenir bête.

Stupidité menaçante.

- Et cette phrase extraordinaire :

On devient Belge pour avoir péché.



Devenir Belge signifie devenir l'autre pour avoir voulu se distinguer de lui, pour en avoir fait un Autre et l'avoir fait taire, quand il était autrui, le frère. Et signifie donc devenir bête : ressasser puis se taire à son tour, ne plus pouvoir ouvrer à l'unité du moi sans l'opérer comme l'Autre, sans se diviser en tronçons. La grandeur de Baudelaire est d'avoir vécu ce délaissement jusqu'au point de non-retour, sa mort intellectuelle en Belgique, dont il a su - son opiniâtreté à rester à Bruxelles en est l'une des preuves - qu'il se devait de la subir, comme au moins le témoignage radical de la faute intérieure à l'ouvre littéraire. Sa bêtise graduelle sous l'influence de l'ennemi, cette « contagion soporeuse », si elle lui donne une « horrible peur »2 et le jette, désespéré, malade, comme boule de douleur contre les murs de sa chambre au Grand Miroir, cependant il la veut, et s'y rend par fidélité à la faute, par un serment de loyauté fait au péché originel. Ce tronçonnement de son intelligence et de son ouvre, contrecoup de la désignation fallacieuse, mais nécessaire pour survivre, de l'Autre comme tronçon, c'est l'entrée de la conscience baudelairienne au gouffre de la séparation - d'avec soi, dorénavant autant que d'avec les autres - et c'est le retour à la violence première, fondatrice de l'hypocrisie du langage. Rester à Bruxelles, demeurer fidèle à la haine, injurier, maudire, raturer, recommencer, bêtifier, déchirer et froisser les papiers, gémir, c'est régresser de l'ouvre au désouvrement, du masque au visage défiguré, de l'opération poétique à son sang originel : de la violence sublimée et euphémisée dans les formes esthétiques, à la violence réelle dont celles-ci occultent qu'elles procèdent. C'est se châtier - surcroît d'orgueil, mais par souci loyal d'en épuiser la logique - dans la double mort, celle du moi et celle de l'Autre. La difficulté créatrice retourne à sa cause : au tronçonnement du couperet de l'échafaud, qu'avaient franchi, fautives, Les Fleurs du Mal et l'ouvre entière.



Parce qu'il habite maintenant le crime constitutif de son écriture, Baudelaire ne finira pas son livre de poèmes en prose auquel il attache tant d'importance et pour lequel il fait encore tant de projets, il ne finira pas non plus Fusées ni Mon cour mis à nu. Et il ne commencera pas deux essais qui eussent été des recours contre sa fin prochaine, celui sur Les Dandies de la littérature depuis Chateaubriand, et celui sur Les Fleurs du Mal jugées par l'auteur lui-même'. Mais Le Spleen de Paris, on l'a vu, s'est désigné dès la dédicace comme un ensemble morcelé, dont les « nombreux fragments » peuvent « exister à part », comme un « serpent » (le Belge est un « ver ») n'ayant « ni queue ni tête », et fait lui aussi de « tronçons »2. Et tandis que l'essai sur Le Dandysme littéraire (c'est-à-dire sur la hauteur, l'irréductibilité de l'artistE) est rendu impossible par la réflexion sur la Belgique, par cette expérience de la contagion belge, de la contamination du moi par son frère ennemi, - le jugement que le dernier Baudelaire voulait porter sur Les Fleurs du Mal se trouve implicitement, quant à lui, dans ces fragments polémiques, et par eux est rendu inutile. Nulle critique de la poésie ne sera lancée plus rigoureusement que depuis cette désagrégation des formes - où le critique risque son être entier -, cette guerre fratricide dans laquelle se perd, avec la différence, la possibilité pour l'auteur lui-même de sauvegarder, sur ses opérations poétiques, la chape d'oubli protégeant leur violence. Que l'écriture compose son ordre en sacrifiant autrui, en transposant esthétiquement le conflit réel entre les doubles, voilà ce que rappelle à Baudelaire, irrécusablement car dans sa chair, son travail sur la Belgique - le travail de la Belgique en lui. Et voilà qui récuse les prestiges et les simulacres du dandy, et qui porte au cour non seulement des Fleurs du Mal mais de toute élaboration poétique, le jugement le plus radical.

Dépoétisation, en tant que progressive approche, et épreuve, de l'origine du poétique.

Allant d'abord de la forme versifiée des Fleurs du Mal, qui est un livre architecture, à la prose du Spleen de Paris, qui est un recueil et non un livre, sans queue ni tête. Puis dans ce dernier travail, dépoétisation allant de l'esthétique du tronçon, du « morceau », à l'inaccomplissement de l'ensemble prévu ; et ensuite à l'absorption de ce projet encore artistique par celui d'un ouvrage cette fois délibérément polémique, moraliste, dans lequel la violence du propos répercute la violence sociale, et émiette les cristallisations symboliques qui autrefois contenaient celle-ci. Les poèmes-tronçons du Spleen de Paris se disloquent alors en butant sur leur vérité interdite, sur l'ennemi-tronçon. Enfin ce dernier mythe disponible à Baudelaire, dernière poétisation lui permettant - « pure merveille » - de survivre, lui aussi se décompose, glissant des feuillets préparatoires dans lesquels sa forme chancelle, vers la Correspondance. Que le premier titre envisagé pour ce pamphlet fût Lettres belges, cela d'une part suggère la solitude de Baudelaire, qui n'envisageait plus de livre qui ne fût Correspondance, et qui rêvait d'un Correspondant ; et cela, d'autre part, marque l'étape intermédiaire entre l'ouvre et l'échange épistolaire. Le « Belge », ultime antihéros, renverse le poète et le dandy parce qu'il est la victime jusqu'alors méconnue de leur affirmation, et tombe enfin de l'ouvre dans la récrimination privée. Quand les lettres de Baudelaire à sa mère affolée et à ses amis qui ne le comprennent plus se substituent au travail de l'écrivain, à l'opération de la littérature - c'est dans les derniers mois d'avant l'aphasie -, alors le plus grand poète de son siècle est devenu la figure spirituelle peut-être la plus haute de l'histoire moderne. Il est celui qui a pris la place, dans le cour de la poésie, des sacrifiés du langage, celui qui a rejoint, en-deçà des formes, ce dont elles vivent, la douleur indicible. De la violence poétique des commencements, il ne reste, maintenant, plus que la nuit, plus que l'appel aux autres et le silence des autres, plus que l'infinie aridité du besoin d'une réponse :



(Je passe ici ma vie à écrire des lettres auxquelles personne ne répond.

J'écris tant de lettres auxquelles on ne répond pas.

Aucune réponse de Paris, aucune, aucune !

L'attente de vos réponses me cause une agitation qui m'empêche complètement de travailler.



Devant ces derniers mots d'avant Namur, rapprochons deux aphorismes qui eussent pu répondre à Baudelaire et l'accompagner. L'un est de Nietzsche, paru dans Le Gai Savoir en 1882, soit avant que le penseur allemand ne découvrît Baudelaire, et ne connût le même sort, à Turin, du poète sacrifié :



Du sacrifice et de l'esprit de sacrifice les victimes ont une autre idée que les spectateurs ; mais on ne leur a jamais donné la parole.



L'autre est de Benjamin, qui allait mourir d'une aphasie de l'histoire, dans Zentralpark :



Baudelaire n'a jamais écrit un poème sur les prostituées du point de vue de la prostituée. '

Ecoutons les écrits de Bruxelles. C'est la voix de Baudelaire et dans sa voix une autre que la sienne, pourtant la sienne encore. C'est la parole de la victime, dans le langage le point de vue de Sara, le point de vue du Belge.






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Charles Baudelaire
(1821 - 1867)
 
  Charles Baudelaire - Portrait  
 
Portrait de Charles Baudelaire


Biographie

Charles Baudelaire, né à Paris en 1821, a six ans lorsqu'il perd son père, un peintre fantasque et cultivé, ancien prêtre assermenté. Sa mère se remarie avec le futur général Aupick, union que l'enfant qui rêve, de Lyon à Paris, au gré des garnisons, en de tristes internats, d'être « tantôt pape, tantôt comédien », accepte mal. Reçu au baccalauréat, tandis que son beau-père est nommé général de br

RepÈres biographiques


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