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Le Miroir des limbes


Poésie / Poémes d'André Malraux





C'est alors que je distinguai deux langages que j'entendais ensemble-depuis trente ans. Celui de l'apparence, celui d'une foule qui avait sans doute ressemblé à ce que je voyais au Caire : langage de l'éphémère. Et celui de la Vérité, langage de l'éternel et du sacré. Sans doute l'Egypte découvrit-elle l'inconnu dans l'homme comme le découvrent les paysans hindous, mais le symbole de son éternité n'est pas un rival de Çiva qui reprend, sur le corps écrasé de son dernier ennemi, sa danse cosmique dans les constellations : c'est le Sphinx. Il est une chimère, et les mutilations qui en font une colossale tête de mort accroissent encore son irréalité. Mais je découvrais que c'est vrai aussi des cathédrales, des grottes de l'Inde et de la Chine ; et que l'art n'est pas une dépendance des peuples de l'éphémère, de leurs maisons et de leurs meubles, mais de la Vérité qu'ils ont créée tour à tour. Il ne dépend pas du tombeau, mais il dépend de l'éternel. Tout art sacré s'oppose à la mort, parce qu'il ne décore pas sa civilisation, mais l'exprime selon sa valeur suprême. Je n'entendais pas alors le mot : sacré, avec un son funèbre. La Victoire grecque m'apparais-sait comme un sphinx du matin. Seuls durent les réalismes d'outre-monde, et je découvrais que, pris en bloc, même l'art moderne est un animal fabuleux.





-Je crois que l'interprétation d'Ellora consiste à faire comprendre que les sculptures d'Ellora n'imitent pas des créatures, ne se réfèrent pas au monde des créatures, mais à un autre : pour nous, celui de la sculpture ; pour l'Inde, sans doute celui du divin - et peut-être, pour tous, les deux à la fois. Ce qu'on ne peut rendre sensible que par le dialogue des statues ou des photos d'Ellora, avec des statues ou des photos d'autres arts sacrés : roman, sumérien, égyptien, que sais-je... Donner la vie aux statues d'Ellora, ce n'est évidemment pas les animer comme des marionnettes, c'est les délivrer du monde de l'imitation, qui appartient à l'apparence, pour les faire entrer dans le monde de l'art, ou rentrer dans le monde du sacré. »

Je pensais aussi à l'Egypte, qui, vue d'Ellora, paraissait une Inde austère et géométrique. Je poursuivis :

« Ce qui crèverait les yeux si, pour l'Europe, l'art ne s'était si longtemps confondu avec la beauté. Elle semble simple, peut-être parce que le même mot exprime la beauté des statues et celle des femmes. Le monde de l'art est né avec nous, de la multiplicité des civilisations que nous avons découvertes. Ce qui le rend assez énigmatique. De plus, la beauté semblait porter en elle-même son pouvoir de survie. En somme, elle justifiait l'immortalité. Mais cette beauté-là a été effacée pendant mille ans.

- Ici, elle a toujours fait partie des produits d'importation, répondit Nehru. Sauf peut-être en littérature - mais est-ce la même ?..

- Parler de beauté au sujet de Shakespeare est au moins aussi légitime qu'à propos de Phidias, mais c'est moins clair. Si bien qu'il ne serait pas tellement paradoxal de dire que la beauté, aujourd'hui, c'est ce qui a survécu. Un passé très profond enrobe toujours l'Inde, lui donne une continuité de forêt ; mais presque tous les objets qui survivent en Occident survivent seulement dans le domaine de la connaissance. Les silex taillés nous instruisent, ils ne nous émeuvent pas, sauf comme témoins de l'intelligence humaine. Or, nos statues romanes, celles de vos grottes sacrées, n'appartiennent pas seulement à la connaissance. Elles sont de leur temps, bien entendu : nous pouvons les dater ; mais elles sont survivantes. Comme le saint que l'on prie appartient à la fois à l'époque de sa biographie, et au présent de celui qui le prie. C'est pourquoi j'ai écrit que "le domaine de la culture était la vie de ce qui devrait appartenir à la mort".



Il y avait chez Dostoïevski un espoir invincible, qui ne paraît que par soubresauts dans son ouvre. Meyerhold, après le vieux quartier de Crime et Châtiment à Saint-Pétersbourg (des escaliers de fer sans fin se perdaient dans l'ombre hantée des canauX), m'avait montré à Moscou le logis d'adolescence de l'écrivain, celui de son père, médecin à l'École militaire. Au mur du bureau, dans un cadre de peluche, l'agrandissement énorme d'une photo décolorée. Je connaissais ces épaules inclinées par toutes les formes de la détresse, cette tète de mort accordée à une barbe pauvre, mais elles hantaient la pénombre abandonnée, comme si la décoloration du bromure avait imposé le passé de façon plus convaincante que tout costume. C'était bien l'image volée aux vivants, qui jadis faisait peur aux Asiatiques ; piquée au mur de la chambre avec son regard de douleur et sa teinte d'insecte. Mais aussi une résurrection d'autant plus saisissante que cette image grandeur nature appartenait de toute évidence à la mort, qu'elle était ce Lazare que Dostoïevski avait retrouvé jadis, non pour consoler les assassins et les prostituées, mais pour ébranler les colonnes sur lesquelles repose l'énigme du monde : au-delà même des prédications de l'amour, les nuages de l'irrémédiable et de la souffrance, l'énigme suprême du « Que fais-tu sur la terre où règne la douleur ? ». La plus pressante interrogation depuis celle de Shakespeare poussait son halètement tragique dans cette loge de concierge. La gardienne tira un livre du bureau, nous le tendit : « C'est la Bible qu'il avait rapportée du bagne. » Elle était couverte d'inscriptions : toujours le mot niet. Pour connaître l'avenir, les Russes ouvraient la Bible à leur réveil : le premier paragraphe de la page de gauche prédisait ce qui allait se passer. Alors, toujours de la même écriture, en face de quelque : « Marie de Magdala vit que la pierre était ôtée du sépulcre », après des semaines ou des jours, le bagnard avait écrit tristement : non.

En quittant la rue Saint-Jacques, je me souviens de ce portrait entre les fenêtres qui encadraient la cour de caserne aux mornes pavés, du balayeur somnolent dans la brume, de cette communiste, le châle noir de la vieille Russie sur ses cheveux blancs, qui attendait que Meyerhold lui rendît le livre. Dostoïevski, je pense à tes bouffons ivres d'alcool et de fraternité dans le soir de Saint-Pétersbourg, tes saints et tes enragés, tes théories politiques à dormir debout et ton âme de prophète. Te voici, délivré de tes traductions de Balzac et de tes romans à la Dickens par la révélation de la potence. Je ne sais pas encore que je me trouverai dans dix ans en face d'un simulacre d'exécution, et qu'on ne croit peut-être pas plus aux potences fictives qu'aux fusils qui s'abaissent vers soi. Te voici, orthodoxe et tsariste, avec ce qui jette tes personnages, les bras en croix, dans la boue des confessions publiques - mais aussi avec le terrible silence de ton visage décoloré sur lequel le soir tombe, de tes lèvres qui n'ont pas à parler pour que nous entendions les phrases qui ont empli le siècle ; la seule réponse, depuis le Sermon sur la Montagne, à la barbarie sacrée du Livre de Job : « Si l'ordre de l'univers doit être payé du supplice d'un enfant innocent... »



Tu n'as pas inventé le mystère du Mal, bien que tu lui aies sans doute rendu son plus poignant langage. Ce n'est pas ton angoisse, prophète, qui emplit cette pièce misérable, même si elle est l'angoisse de notre temps : toute vie devient mystère lorsqu'elle est interrogée par la douleur. C'est ce Lazare contre qui ne prévalent ni la misère, ni la mort, l'invincible réponse d'Antigone ou de Jeanne d'Arc, devant les tribunaux de la terre : « Je ne suis pas née pour partager la haine, mais pour partager l'amour » ; c'est l'éternité qu'avait chantée le psalmiste, et que, mille ans plus tard, retrouve Shakespeare devant les étoiles enchantées de Venise : « Par une nuit pareille, Jessica... » : les amants qui sentent passer dans l'ombre la résurrection des amants disparus, et les bagnes d'où montent les cris qui montèrent vers les constellations assyriennes. Je pense aux fusils allemands dirigés vers moi. C'est par un jour pareil, Dostoïevski, que tu montas à cette potence qui ressemblait à un portique de sport, dont on m'a montré un dessin maladroit...



Parmi les jouets et les objets que Picasso appelait sculptures involontaires, le Faucheur régnerait comme la haute Femme à la poussette règne ici sur son peuple de formes arrachées à la vie. Entouré de ce qui ne parle pas, il semblerait hurler. Il n'est nullement le frère des ready-made mais bien de la célèbre Tête de mort, galet abandonné par le reflux de la vie, sur laquelle j'ai failli tomber dans l'obscurité de son atelier. Inexplicablement, les fleurs carnivores ressemblent au crâne lisse.

Fleurs et crâne se mêlent, sur la même planète, à la végétation antivégétale qui pousse hors du ciment son peuple métallique de tournesols cambrés, de capsules, de chiendents, de champignons aux oreilles recourbées, comme les ronces des coraux investiraient de gros galets étoiles d'astéries. Cette végétation de bronze sert d'âme aux galets, qu'elle ne recouvre pas. Les épines de sa herse et ses pétales massacrés expriment la vie comme l'expriment les muscles révulsés, comme l'invisible geste qui fait craquer les branches et lacère les feuilles, transforme l'arbre en fagot parce que aucun dieu ne peut faire pousser des fagots - fagots qui appellent le bûcher comme l'appellent toutes ces scories et ces tisons. Volonté de création d'autant plus rageuse qu'elle combat la Création tout court, et le sait.

Sans rompre avec elle, pourtant, le lien allusif du signe, venu de ses tableaux. À la limite de l'allusion dans les deux Femmes de Vallauris de 1948. Idéogrammes menaçants du combat, emblèmes de bronze plus tordus par le feu que l'aigle hitlérienne après la prise de Nuremberg, - symboles ravagés de Picasso lui-même, comme le bronze de son poing crispé par la force ou par le supplice. Il advient aussi que le signe magique, peinture ou sculpture, suscite son adversaire hors de l'ouvre : dans le jardin de « La Californie », les grandes céramiques, sculptures plates, dessins cernés, qui ne portent qu'en elles-mêmes leur raison d'être, harcèlent les arbres pour les entraîner dans leur univers.

Leurs modèles réduits se distinguent à peine des autres sculptures, car le langage secret de toutes ces ouvres est celui de leur unité. La constance du combat implique au moins une parenté des formes de combat ; cellesci se ressemblent en ce qu'elles ne ressemblent pas aux autres. Bien entendu, le Musée Imaginaire rôde ici. Picasso réagit à la découverte des ouvres comme à celle des objets et des sentiments ; il emporte la feuille dans sa réserve d'écureuil, accueille dans ses toiles les colombes de son atelier de Paris, de son jardin de Cannes ; il les accueille aussi dans sa sculpture, avec sa guenon, son crâne de taureau, son verre, ses hiboux. Il s'approprie tout ferment de métamorphose, et change en crâne de guenon une petite auto d'enfant. Mais il ne s'approprie ni les fétiches ni les dieux des hautes époques ; il n'introduit pas la longue figure étrusque dans une sculpture, il se bat avec elle. En une rivalité meurtrière, à mille lieues du jeu subtil par lequel Braque illustre Hésiode. Il rivalise même avec la feuille ? Je sais. (Dieu aussi est un très grand créateur de formes, « bien qu'il n'ait pas de style ».) En vain d'abord. Il ne lui suffit pas de la métamorphoser en objet pour la posséder : son acharnement y parviendra pourtant dans la Femme au feuillage. Envoûté par l'immémorial, car les formes historiques sont absentes de sa sculpture, malgré cet Esclave blanc, personnage de Chirico plus que statue de Michel-Ange - échoué ici en tant que Michel-Ange, ou en tant qu'esclave ? « Michel-Ange, il est un héros garrotté », disait Picasso. Moins que lui. Je pense au Viking jeté par les chrétiens dans un tonneau de vipères, hurlant son chant de guerre en dressant vers le ciel ses bras flagellés de serpents. Ses sculptures appellent le peuple des figures sacrées, qui nous assaillent parce que nous ne savons pas ce qu'elles signifient. Les Doubles égyptiens qui ne sont plus des morts, les dieux de Sumer auxquels nous ne croyons pas, ceux de l'Inde, de l'Extrême-Orient et du Mexique, les mêlées de fauves des cavaliers nomades, les saints que nous ne prions plus, les masques et les fétiches qui ne sont plus des esprits. Toute la sculpture : Acropole, grottes chinoises, églises romanes, tombeaux de Florence, reconnaît ses compagnons royaux dans les basaltes sumériens de Goudéa, à la fois adorants, dieux et temples. Les envoûtements de Picasso s'accordent aux arts sauvages, à des idoles mexicaines et préhistoriques ; la statue qui veille sur eux n'est pas un prince chaldéen monumental, c'est le totem arraché à sa poussette, un dieu en forme d'instrument de torture.



A-t-il su qu'il rivalisait avec le sacré ? L'emmêlement de ces chardons de bronze sur les galets des têtes, leur négation de l'apparence, non moins véhémente que celle des Fécondités sumériennes ou des fétiches à clous, proclament que cette négation ne se réclame pas seulement de la sculpture, mais aussi d'une sorcellerie. Il est le possédé d'un sacré qu'il ignore.





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André Malraux
(1901 - 1976)
 
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