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Alfred de Musset



Portia - Poéme


Poéme / Poémes d'Alfred de Musset





I



Les premières clartés du jour avaient rougi

L'Orient, quand le comte
Onorio
Luigi

Rentra du bal masqué. -
Fatigue ou nonchalance,

La comtesse à son bras s'appuyait en silence,

Et d'une main distraite écartait ses cheveux

Qui tombaient en désordre, et voilaient ses beaux yeux.

Elle s'alla jeter, en entrant dans la chambre,

Sur le bord de son lit. -
On était en décembre,

Et déjà l'air glacé des longs soirs de janvier

Soulevait par instants la cendre du foyer.

Luigi n'approcha pas toutefois de la flamme

Qui l'éclair ait de loin. -
Il regardait sa femme;

Une idée incertaine et terrible semblait

Flotter dans son esprit, que le sommeil troublait

-
Le comte commençait à vieillir. -
Son visage

Paraissait cependant se ressentir de l'âge

Moins que des passions qui l'avaient agité.

C'était un
Florentin; jeune, il avait été

Ce qu'on appelle à
Rome un coureur d'aventure.

Débauché par ennui, mais triste par nature,

Voyant venir le temps, il s'était marié;

Si bien qu'ayant tout vu, n'ayant rien oublié, -



Pourquoi ne pas le dire? il était jaloux. -
L'homme
Qui vit sans jalousie, en ce bas monde, est comme
Celui qui dort sans lampe; il peut sentir le bras
Qui vient pour le frapper, mais il ne le voit pas.

Pour le palais
Luigi, la porte en était libre.

Le comte eût mis en quatre et jeté dans le
Tibre

Quiconque aurait osé toucher sa femme au pied;

Car nul pouvoir humain, quand il avait prié,

Ne l'eût fait d'un instant différer ses vengeances.

Il avait acheté du ciel ses indulgences;

On le disait du moins. -
Qui dans
Rome eût pensé

Qu'un tel homme pût être impunément blessé?

Mariée à quinze ans, noble, riche, adorée,

De tous les biens du monde à loisir entourée,

N'ayant dès le berceau connu qu'une amitié,

Sa femme ne l'avait jamais remercié;

Mais quel soupçon pouvait l'atteindre?
Et qu'était-elle,

Sinon la plus loyale et la moins infidèle

Des épouses ?

Luigi s'était levé.
Longtemps
Il parut réfléchir en marchant à pas lents.
Enfin, s'arrêtant court : «
Portia, vous êtes lasse.
Dit-il, car vous dormez tout debout. -
Moi, de grâce?
Prit-elle 2 en rougissant; oui, j'ai beaucoup dansé.
Je me sens défaillir malgré moi. -
Je ne sais,
Reprit
Onorio, quel était ce jeune homme
En manteau noir; il est depuis deux jours à
Rome.
Vous a-t-il adressé la parole ? -
De qui
Parlez-vous, mon ami ? dit
Portia. -
De celui
Qui se tenait debout à souper, ce me semble,
Derrière vous; j'ai cru vous voir parler ensemble.
Vous a-t-on dit quel est son nom ? -
Je n'en sais rien
Plus que vous, dit
Portia. -
Je l'ai trouvé très bien,
Dit
Luigi, n'est-ce pas ?
Et gageons qu'à cette heure.



Il n'est pas comme vous défaillant, que je meure;
Joyeux plutôt. -
Joyeux ? sans doute ; et d'où vous vient,
S'il vous plaît, ce dessein d'en parler qui vous tient?

-
Et, prit
Onorio, d'où ce dessein contraire,
Lorsque j'en viens parler, de vous en vouloir taire?
Le propos en est-il étrange ?
Assurément

Plus d'un méchant parleur le tient en ce moment.
Rien n'est plus curieux ni plus gai, sur mon âme,
Qu'un manteau noir au bal. -
Mon ami, dit la dame,
Le soleil va venir tout à l'heure, pourquoi
Demeurez-vous ainsi?
Venez auprès de moi.

-
J'y viens, et c'est le temps, vrai
Dieu, que l'on achève
De quitter son habit quand le soleil se lève!

Dormez si vous voulez, mais tenez pour certain
Que je n'ai pas sommeil quand il est si matin.

-
Quoi, me laisser ainsi toute seule?
J'espère
Que non, - n'ayant rien fait, seigneur, pour vous

[déplaire.

-
Madame », dit
Luigi s'avançant quatre pas s, -
Et comme hors du lit pendait un de ses bras,

De même que l'on voit d'une coupe approchée
Se saisir ardemment une lèvre séchée,
Ainsi vous l'auriez vu sur ce bras endormi
Mettre un baiser brûlant, - puis, tremblant à demi : «
Tu ne le connais pas, ô jeune
Vénitienne 1
Ce poison florentin qui consume une veine,
La dévore, et ne veut qu'un mot pour arracher
D'un cour d'homme dix ans de joie, et dessécher
Comme un marais impur ce premier bien de l'âme,
Qui fait l'amour d'un homme, et l'honneur d'une femme!
Mal sans fin, sans remède, affreux, que j'ai sucé
Dans le lait de ma mère, et qui rend insensé.

-
Quel mal ? dit
Portia.



-
C'est quand on dit d'un homme
Qu'il est jaloux.
Ceux-là, c'est ainsi qu'on les nomme. -
Maria! dit l'enfant, est-ce de moi, mon
Dieu!
Que vous seriez jaloux ?

-
Moi, madame! à quel lieu?
Jaloux? vous l'ai-je dit! sur la foi de mon âme,
Aucunement! jaloux pourquoi donc?
Non, madame,
Je ne suis pas jaloux; allez, dormez en paix. »

Comme il s'éloignait d'elle à ce discours, après
Qu'il se fut au balcon accoudé d'un air sombre (Et le croissant déjà pâlissait avec l'ombre),
En regardant sa femme, il vit qu'elle fermait
Ses bras sur sa poitrine, et qu'elle s'endormait.

Qui ne sait que la nuit a des puissances telles,

Que les femmes y sont, comme les fleurs, plus belles,

Et que tout vent du soir qui les peut effleurer

Leur enlève un parfum plus doux à respirer?

Ce fut pourquoi, nul bruit ne frappant son ouïe,

Luigi, qui l'admirait si fraîche épanouie,

Si tranquille, si pure, oil mourant, front penché,

Ainsi qu'un jeune faon dans les hauts blés couché,

Sentit ceci, - qu'au front d'une femme endormie,

Il n'est âme si rude et si bien affermie

Qui ne trouve de quoi voir son plus dur chagrin

Se fondre comme au feu d'une flamme l'airain.

Car, à qui s'en fier, mon
Dieu! si la nature

Nous fait voir à sa face une telle imposture,

Qu'il faille séparer la créature en deux,

Et défendre son cour de l'amour de ses yeux!

Cependant que, deboui dans son antique salle.
Le
Toscan sous sa lampe inclinait son front pâle,



Au pied de son balcon il crut entendre, au long
Du mur, une voix d'homme, avec un violon. -
Sur quoi, s'étant sans bruit avancé sous la barre 4,
Il vit distinctement deux porteurs de guitare, -
L'un inconnu, - pour l'autre, il n'en pouvait douter,
C'était son manteau noir, - il le voulut guetter.
Pourtant rien ne trahit ce qu'en sentit son âme,
Sinon qu'il mit la main lentement à sa lame,
Comme pour éprouver, la tirant à demi,
Qu'ayant là deux rivaux, il avait un ami. -

Tout se taisait.
Il prit le temps de reconnaître
Les traits du cavalier; puis, fermant sa fenêtre
Sans bruit, et sans que rien sur ses traits eût changé,
Il vit si dans le ht sa femme avait bougé. -
Elle était immobile, et la nuit défaillante
La découvrait au jour plus belle et plus riante.
Donc notre
Florentin, ayant dit ses avés
B
Du soir, se mit au lit. -
Frère, si vous avez
Par le monde jamais vu quelqu'un de
Florence,
Et de son sang en lui pris quelque expérience,
Vous savez que la haine en ce pays n'est pas
Un géant comme ici fier et levant le bras;
C'est une empoisonneuse en silence accroupie
Au revers d'un fossé, qui de loin vous épie,
Boiteuse, retenant son souffle avec sa voix,
Et, crainte de faillir, s'y prenant à deux fois.



II



L'église était déserte, et les flambeaux funèbres
Croisaient en chancelant leurs feux dans les ténèbres,
Quand le jeune étranger s'arrêta sur le seuil.
Sa main n'écarta pas son long manteau de deuil



Pour puiser l'eau bénite au bord de l'urne sainte.

Il entra sans respect dans la divine enceinte,

Mais aussi sans mépris. -
Quelques religieux

Priaient bas, et le chour était silencieux.

Les orgues se taisaient, les lampes immobiles

Semblaient dormir en paix sous les voûtes tranquilles;

Un écho prolongé répétait chaque pas.

Solitudes de
Dieu! qui ne vous connaît pas?

Dômes mystérieux, solennité sacrée,

Quelle âme, en vous voyant, est jamais demeurée

Sans doute ou sans terreur? -
Toutefois devant vous

L'inconnu ne baissa le front ni les genoux.

Il restait en silence et comme dans l'attente.

-
L'heure sonna. -
Ce fut une femme tremblante

De vieillesse sans doute, ou de froid (car la nuit

Était froide), qui vint à lui. «
Le temps s'enfuit,

Dit-il, entendez-vous le coq chanter?
La rue

Paraît déserte encor, mais l'ombre diminue;

Marchez donc devant moi. »
La vieille répliqua :

«
Voici la clef; allez jusqu'à ce mur, c'est là

Qu'on vous attend; allez vite, et faites en sorte

Qu'on vous voie 6. -
Merci », dit l'étranger. -
La porte

Retomba lentement derrière lui. «
Le ciel

Les garde
I » dit la vieille en marchant à l'autel.

Où donc, noble jeune homme, à cette heure où les ombres

Sous les pieds du passant tendent leurs voiles sombres,

Où donc vas-tu si vite ? et pourquoi ton coursier

Fait-il jaillir le feu de l'étrier d'acier?

Ta dague bat tes flancs, et ta tempe ruisselle :

Jeune homme, où donc vas-tu? qui te pousse ou

[t'appelle?
Pourquoi comme un fuyard sur l'arçon te courber?
Frère, la terre est grise, et l'on y peut tomber.
Pourtant ton serviteur fidèle, hors d'haleine,
Voit de loin ton panache, et peut le suivre à peine.



Que
Dieu soit avec toi, frère, si c'est l'amour
Qui t'a dans l'ombre ainsi fait devancer le jour!
L'amour sait tout franchir, et bienheureux qui laisse
La sueur de son front aux pieds de sa maîtresse!
Nulle crainte en ton cour, nul souci du danger,
Va! -
Et ce qui t'attend là-bas, jeune étranger,
Que ce soit une main à la tienne tendue,
Que ce soit un poignard au tournant d'une rue,
Qu'importe? -
Va toujours, frère,
Dieu seul est grand!

Mais, près de ce palais, pourquoi ton oil errant
Cherche-t-il donc à voir et comme à reconnaître
Ce kiosque, à la nuit close entr'ouvrant sa fenêtre ?
Tes voux sont-ils si haut et si loin avancés ?
Jeune homme, songes-y; ce réduit, tu le sais,
Se tient plus invisible à l'oil, que la pensée
Dans le cour de son maître, inconnue et glacée.
Pourtant au pied du mur, sous les arbres caché,
Comme un chasseur, l'oreille au guet, tu t'es penché.
D'où partent ces accents ? et quelle voix s'élève
Entre ces barreaux, douce et faible comme un rêve?

«
Dalti, mon cher trésor, mon amour, est-ce toi ? -
Portia? flambeau du ciel!
Portia, ta main; c'est moi. »

Rien de plus. -
Et déjà sur l'échelle de soie
Une main l'attirait, palpitante de joie;
Déjà deux bras ardents, de baisers enchaîné,
L'avaient comme une proie à l'alcôve traîné.

O vieillards décrépits! têtes chauves et nues!
Cours brisés, dont le temps ferme les avenues
I
Centenaires voûtés, spectres à chef branlant,
Qui, pâles au soleil, cheminez d'un pied lent!
C'est vous qu'ici j'invoque, et prends en témoignage.
Vous n'avez pas toujours été sans vie, et l'âge



N'a pas toujours plié de ses mains de géant
Votre front à la terre, et votre âme au néant!
Vous avez eu des yeux, des bras et des entrailles!
Dites-nous donc, avant que de vos funérailles
L'heure vous vienne prendre, ô vieillards, dites-nous
Comme un cour à vingt ans bondit au rendez-vous!

«
Amour, disait l'enfant, après que, demi-nue,
Elle s'était, mourante, à ses pieds étendue,
Vois-tu comme tout dort?
Que ce silence est doux!
Dieu n'a dans l'univers laissé vivre que nous. »

Puis elle l'admirait avec un doux sourire,
Comme elles font toujours.
Quelle femme n'admire
Ce qu'elle aime, et quel front peut-elle préférer À celui que ses yeux ne peuvent rencontrer
Sans se voiler de pleurs ! «
Voyons, lui disait-elle,
T'es-tu fait beau pour moi, qui me suis faite belle ?
Pour qui ce collier d'or? pour qui ces fins bijoux?
Ce beau panache noir ? Était-ce un peu pour nous ? »
Et puis elle ajouta : «
Mon amour! que personne
Ne vous ait vu venir surtout, car j'en frissonne. »

Mais le jeune
Dalti ne lui répondait pas;

Aux rayons de la lune, il avait de ses bras

Entoure doucement sa pâle bien-aiméc;

Elle laissait tomber sa tête parfumée

Sur son épaule, et lui regardait, incliné,

Son beau front, d'espérance et de paix couronné!

t
Portia, murmura-t-il, cette glace dans l'ombre
Jette un reflet trop pur à cette alcôve sombre;
Ces fleure ont trop d'éclat, tes yeux trop de

[langueurs;
Que ne m'accablais-tu,
Portia, de tes rigueurs!
Peut-être,
Dieu m'aidant, j'eusse trouvé des armes.



Mais quand tu m'as noyé de baisers et de larmes,
Dis, qui peut m'en défendre, ou qui m'en guérira?
Tu m'as fait trop heureux; ton amour me tuera! »

Et comme sur le bord de la longue ottomane,

Elle attachée à lui comme un lierre au platane,

Il s'était renversé tremblant à ce discours,

Elle le vit pâlir :
Dit-il, en toute chose il est une barrière

Où, pour grand qu'on se sente, on se jette en arrière;

De quelque fol amour qu'on ait empli son cour,

Le désir est parfois moins grand que le bonheur,

Le ciel, ô ma beauté, ressemble à l'âme humaine :

Il s'y trouve une sphère où l'aigle perd haleine,

Où le vertige prend, où l'air devient le feu,

Et l'homme doit mourir où commence le
Dieu. »

La lune se voilait ; la nuit était profonde.

Et nul témoin des deux ne veillait sur le monde.

La lampe tout à coup s'éteignit. «
Reste là,

Dit
Portia, je m'en vais l'allumer. » -
Elle alla

Se baisser au foyer. -
La cendre à demi morte

Couvrait à peine encore une étincelle, en sorte

Qu'elle resta longtemps. -
Mais lorsque la clarté

Eut enfin autour d'eux chassé l'obscurité :

«
Ciel et terre,
Dalti!
Nous sommes trois, dit-elle.

-
Trois », répéta près d'eux une voix à laquelle
Répondirent au loin les voûtes du château.
Immobile, caché sous les plis d'un manteau,
Comme au seuil d'une porte une antique statue,
Onorio, debout, avait frappé leur vue.

-
D'où venait-il ainsi?
Les avait-il guettés
En silence longtemps, et longtemps écoutés ?
De qui savait-il l'heure, et quelle patience
L'avait fait une nuit épier la vengeance?
Cependant son visage était calme et serein,



Son fidèle poignard n'était pas dans sa main,
Son regard ne marquait ni colère ni haine;
Mais ses cheveux, plus noirs, la veille, que l'ébène,
Chose étrange à penser, étaient devenus blancs.
Les amants regardaient, sous les rayons tremblants
De la lampe déjà par l'aurore obscurcie,
Ce vieillard d'une nuit, cette tête blanchie,
Avec ses longs cheveux plus pâles que son front. «
Portia, dit-il, d'un ton de voix lent et profond,
Quand ton père, en mourant, joignit nos mains, la

[mienne
Resta pourtant ouverte; en retirer la tienne Était aisé.
Pourquoi l'as-tu donc fait si tard? »

Mais le jeune
Dalti s'était levé. «
Vieillard,

Ne perdons pas de temps.
Vous voulez cette femme?

En gatde!
Qu'un de nous la rende avec son âme.

-
Je le veux », dit le comte; et deux lames déjà
Brillaient en se heurtant. -
Vainement la
Portia
Se traînait à leurs pieds, tremblante, échevelée.
Qui peut sous le soleil tromper sa destinée?
Quand des jours et des nuits qu'on nous compte ici-bas
Le terme est arrivé, la terre sous nos pas
S'entr'ouvrirait plutôt : que sert qu'on s'en défende?
Lorsque la fosse attend, il faut qu'on y descende.
Le comte ne poussa qu'un soupir, et tomba.

Dalti n'hésita pas. «
Viens, dit-il à
Portia,

Sortons. » -
Mais elle était sans parole, et mourante.

Il prit donc d'une main le cadavre, l'amante

De l'autre, et s'éloigna.
La nuit ne permit pas

De voir de quel côté se dirigeaient ses pas.



III



Une heure est à
Venise, - heure des sérénades,

Lorsqu'autour de
Saint-Marc sous les sombres arcades,

Les pieds dans la rosée, et son masque à la main,

Une nuit de printemps joue avec le matin.

Nul bruit ne trouble plus, dans les palais antiques,

La majesté des saints debout sous les portiques.

La ville est assoupie, et les flots prisonniers

S'endorment sur le bord de ses blancs escaliers.

C'est alors que de loin, au détour d'une allée,

Se détache en silence une barque isolée,

Sans voile, pour tout guide ayant son matelot,

Avec son pavillon flottant sous son falot.

Telle, au sein de la nuit, et par l'onde bercée,

Glissait, par le zéphyr lentement balancée,

La légère chaloupe où le jeune
Dalti

Agitait en ramant le flot appesanti.

Longtemps, au double écho de la vague plaintive.

On le vit s'éloigner, en voguant, de la rive;

Mais lorsque la cité, qui semblait s'abaisser

Et lentement au loin dans les flots s'enfoncer,

Eut, en se dérobant, laissé l'horizon vide,

Semblable à l'alcyon qui, dans son cours rapide,

S'arrête tout à coup, la chaloupe écarta

Ses rames sur l'azur des mers, et s'arrêta.

«
Portia, dit l'étranger, un vent plus doux commence

À se faire sentir. -
Chante-moi ta romance. »

Peut-être que le seuil du vieux palais
Luigi
Du pur sang de son maître était encor rougi;
Que tous les serviteurs sur les draps funéraires
N'avaient pas achevé leurs dernières prières;
Peut-être qu'alentour des sinistres apprêts
Les moines, s'agitant comme de noirs cyprès,



Et mêlant leurs soupirs aux cantiques des vierges 7,
N'avaient pas sur la tombe encore éteint les cierges;
Peut-être de la veille avait-on retrouvé
Le cadavre perdu, le front sous un pavé;
Son chien pleurait sans doute et le cherchait encore,
Mais quand
Dalti parla,
Portia prit sa mandore,
Mêlant sa douce voix, que l'écho répétait,
Au murmure moqueur du flot qui l'emportait.

-
Quel homme fut jamais si grand, qu'il se pût croire

Certain, ayant vécu, d'avoir une mémoire

Où son souvenir, jeune et bravant
Je trépas,

Pût revivre une vie, et ne s'éteindre pas ?

Les larmes d'ici-bas ne sont qu'une rosée

Dont un matin au plus la terre est arrosée,

Que la brise secoue, et que boit le soleil;

Puis l'oubli vient au cour, comme aux yeux le

[sommeil.

Dalti, le front baissé, tantôt sur son amante
Promenait ses regards, tantôt sur l'eau dormante.
Ainsi muet, penchant sa tête sur sa main,
I! sembla quelque temps demeurer incertain. «
Portia, dit-il enfin, ce que vous pouviez faire,
Vous l'avez fait; c'est bien.
Parlez-moi sans mystère :
Vous en repentez-vous ? -
Moi, dit-elle, de quoi? -
D'avoir, dit l'étranger, abandonné pour moi
Vos biens, votre maison et votre renommée (Il fixa de ses yeux perçants sa bien-aimée.
Et puis il ajouta d'un ton dur), - votre époux. »
Elle lui répondit : «
J'ai fait cela pour vous;
Je ne m'en repens pas.

- Ô nature, naturel
Murmura l'étranger, vois cette créature :
Sous les deux les plus doux qui la pouvaient nourrir,



Cette fleur avait mis dix-huit ans à s'ouvrir.
A-t-elle pu tomber et se faner si vite,
Pour avoir une nuit touché ma main maudite?
C'est bien, poursuivit-il, c'est bien, elle est à moi.
Viens, dit-il à
Portia, viens et relève-toi.
T'est-il jamais venu dans l'esprit de connaître
Qui j'étais? qui je suis?

-
Ehl qui pouvez-vous être,
Mon ami, si ce n'est un riche et beau seigneur?
Nul ne vous parle ici, qui ne vous rende honneur.

-
As-tu, dit le jeune homme, autour des promenades,
Rencontré quelquefois, le soir, sous les arcades,

De ces filles de joie errant en carnaval,
Qui traînent dans la boue une robe de bal?
Elles n'ont pas toujours au bout de la journée
Du pain pour leur souper.
Telle est leur destinée;
Car souvent de besoin ces spectres consumés
Prodiguent aux passants des baisers affamés.
Elles vivent ainsi.
C'est un sort misérable,
N'est-il pas vrai?
Le mien cependant est semblable.

-
Semblable à celui-là! dit l'enfant.
Je vois bien,
Dalti, que vous voulez rire, et qu'il n'en est rien.

-
Silence! dit
Dalti, la vérité tardive

Doit se montrer à vous ici, quoi qu'il arrive.
Je suis fils d'un pêcheur.

-
Maria;
Maria!
Prenez pitié de nous, si c'est vrai, dit
Portia. -
C'est vrai, dit l'étranger. Écoutez mon histoire.
Mon père était pêcheur; mais je n'ai pas mémoire
Du jour où pour partir le destin l'appela,
Me laissant pour tout bien la barque où nous voilà.



J'avais quinze ans, je crois; je n'aimais que mon père,

Ma venue en ce monde ayant tué ma mère.

Mon véritable nom est
Daniel
Zoppieri.

Pendant les premiers temps mon travail m'a nourri,

Je suivais le métier qu'avait pris ma famille;

L'astre mystérieux qui sur nos têtes brille

Voyait seul quelquefois tomber mes pleurs amers

Au sein des flots sans borne et des profondes mers;

Mais c'était tout.
D'ailleurs, je vivais seul, tranquille,

Couchant où je pouvais, rarement à la ville.

Mon père cependant, qui, pour un batelier,

Était fier, m'avait fait d'abord étudier;

Je savais le toscan, et j'allais à l'église;

Ainsi dès ce temps-là je connaissais
Venise.

Un soir, un grand seigneur,
Michel
Gianinetto,
Pour donner un concert me loua mon bateau.
Sa maîtresse (c'était, je crois, la
Muranese)
Y vint seule avec lui; la mer était mauvaise;
Au bout d'une heure au plus un orage éclata.
Elle, comme un enfant qu'elle était, se jeta
Dans mes bras, enrayée, et me serra contre elle.
Vous savez son histoire, et comme elle était belle;
Je n'avais jusqu'alors rien rêvé de pareil,
Et de cette nuit-là je perdis le sommeil. »

L'étranger, à ces mots, parut reprendre haleine;
Puis,
Portia l'écoutant et respirant à peine, 11 poursuivit :

«
Venise
I ô perfide cité,
A qui le ciel donna la fatale beauté,
Je respirai cet air dont l'âme est amollie,
Et dont ton souffle impur empesta l'Italie!
Pauvre et pieds nus, la nuit, j'errais sous tes palais.
Je regardais tes grands, qu'un peuple de valets



Entoure, et rend pareils à des paralytiques,
Tes nobles arrogants, et tous tes
Magnifiques
Dont l'ombre est saluée, et dont aucun ne dort
Que sous un toit de marbre et sur un pavé d'or.
Je n'étais cependant qu'un pêcheur; mais, aux fêtes,
Quand j'allais au théâtre écouter les poètes,
Je revenais le cour plein de haine, et navré.
Je lisais, je cherchais; c'est ainsi, par degré,
Que je chassai,
Portia, comme une ombre légère,
L'amour de l'Océan, ma richesse première.
Je vous vis, - je vendis ma barque et mes filets.
Je ne sais pas pourquoi, ni ce que je voulais,
Pourtant je les vendis.
C'était ce que sur terre
J'avais pour tout trésor, ou pour toute misère.
Je me mis à courir, emportant en chemin
Tout mon bien qui tenait dans le creux de ma main.
Las de marcher bientôt, je m'assis, triste et morne,
Au fond d'un carrefour, sur le coin d'une borne.
J'avais vu par hasard, auprès d'un mauvais lieu
De la place
Saint-Marc, une maison de jeu.
J'y courus.
Je vidai ma main sur une table,
Puis, muet, attendant l'arrêt inévitable,
Je demeurai debout.
Ayant gagné d'abord,
Je résolus de suivre et de tenter le sort.
Mais pourquoi vous parler de cette nuit terrible?
Toute une nuit,
Portia, le démon invincible
Me cloua sur la place, et je vis devant moi
Pièce à pièce tomber la fortune d'un roi.
Ainsi je demeurai, songeant au fond de l'âme,
Chaque fois qu'en criant tournait la roue infâme,
Que la mer était proche, et qu'à me recevoir
Serait toujours tout prêt ce lit profond et noir.
Le banquier cependant, voyant son coffre vide,
Me dit que c'était tout.
Chacun d'un oil avide
Suivait mes mouvements; je tendis mon manteau.
On me jeta dedans la valeur d'un château,



Et la corruption de trente courtisanes.
Je sortis. -
Je restai trois jours sous les platanes
Où je vous avais vue, ayant pour tout espoir,
Quand vous y passeriez, d'attendre et de vous voir.
Tout le reste est connu de vous.

-
Bonté divine!
Dit l'enfant, est-ce là tout ce qui vous chagrine?
Quoi? de n'être pas noble?
Est-ce que vous croyez
Que je vous aimerais plus quand vous le seriez?

-
Silence! dit
Dalti, vous n'êtes que la femme
Du pêcheur
Zoppieri; non, sur ma foi, madame,
Rien de plus.

-
Et quoi rien, mon amour ?

-Rien de plus,
Vous dis-je; ils sont partis comme ils étaient venus,
Ces biens.
Ce fut hier la dernière journée
Où j'ai (pour vous du moins) tenté la destinée.
J'ai perdu; voyez donc ce que vous décidez.

-
Vous avez tout perdu ?

-
Tout, sur trois coups de dés;
Tout, jusqu'à mon palais, cette barque exceptée
Que j'ai depuis longtemps en secret rachetée :
Maudissez-moi,
Portia; mais je ne ferai pas,
Sur mon âme, un effort pour retenir vos pas.
Pourquoi je vous ai prise, et sans remords menée
Au point de partager ainsi ma destinée.
Ne le demandez pas.
Je l'ai fait; c'est assez.
Vous pouvez me quitter et partir; choisissez. »

Portia, dès le berceau, d'amour environnée.
Avait vécu comtesse ainsi qu'elle était née.
Jeune, passant sa vie au milieu des plaisirs,



Elle avait de bonne heure épuisé les désirs,
Ignorant le besoin, et jamais, sur la terre,
Sinon pour l'adoucir, n'ayant vu de misère.
Son père, déjà vieux, riche et noble seigneur,
Quoique avare, l'aimait et n'avait de bonheur
Qu'à la voir admirer, et quand on disait d'elle
Qu'étant la plus heureuse, elle était la plus belle.
Car tout lui souriait, et même son époux,
Onorio, n'avait plié les deux genoux
Que devant elle et
Dieu.
Cependant, en silence,
Comme
Dalti parlait, sur l'Océan immense
Longtemps elle sembla porter ses yeux errants.
L'horizon était vide, et les flots transparents
Ne reflétaient au loin sur leur abîme sombre,
Que l'astre au pâle front qui s'y mirait dans l'ombre.
Dalti la regardait, mais sans dire un seul mot.

-
Avait-elle hésité? -
Je ne sais; - mais bientôt,
Comme une tendre fleur que le vent déracine,
Faible, et qui lentement sur sa tige s'incline,
Telle elle détourna la tête, et lentement
S'inclina tout en pleurs jusqu'à son jeune amant. «
Songez bien, dit
Dalti, que je ne suis, comtesse,
Qu'un pêcheur; que demain, qu'après, et que sans cesse
Je serai ce pêcheur.
Songez bien que tous deux
Avant qu'il soit longtemps nous allons être vieux;
Que je mourrai peut-être avant vous.

-
Dieu rassemble
Les amants, dit
Portia; nous partirons ensemble.
Ton ange en t'emportant me prendra dans ses bras. »

Mais le pêcheur se tut, car il ne croyait pas.








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Alfred de Musset
(1810 - 1857)
 
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